ElGrandeToto, du bitume à la scène internationale: anatomie d’un succès

Le rappeur marocain ElGrandeToto.

PortraitPremier artiste marocain à se produire en solo sur la grande scène internationale de Mawazine, ElGrandeToto a marqué un tournant dans sa carrière ce samedi 28 juin. Le rappeur casablancais incarne autant une icône générationnelle qu’un sujet de débat. Portrait d’un parcours fulgurant et ingrédients de sa «formule» artistique, mélange singulier de sincérité brute et d’un rap hybride à la croisée des cultures.

Le 06/07/2025 à 12h54

Le regard dissimulé derrière des lunettes sombres, la voix grave nappée d’auto-tune, ElGrandeToto, alias Taha Fahssi, impose sa mélancolie brute sur des mélodies envoûtantes. À 28 ans, le rappeur casablancais est devenu l’un des visages les plus emblématiques d’un rap marocain en pleine mutation. Adulé par des millions de jeunes, décrié par les sphères conservatrices, Toto cristallise, à lui seul, les tensions d’une société tiraillée.

Né en 1995 à Benjdia, un quartier populaire de Casablanca, ElGrandeToto ne s’est pas rêvé rappeur. Élève plutôt sérieux, il ambitionnait des études en génie civil à Grenoble, projet avorté après un refus de visa. Le hip-hop, d’abord pratiqué par la danse krump, puis par l’écriture, devient alors son exutoire. «La danse, ce n’était pas assez pour tout exprimer», confie-t-il plus tard.

La flamme se ravive en 2016, quand un incendie ravage son immeuble. L’événement est un électrochoc. Il se lance à corps perdu dans la musique, commence à rapper sous le pseudonyme 7 Boo, avant de devenir ElGrandeToto. Très vite, les titres s’enchaînent: «7elmat Ado», «Pablo», «Apache», «VitamineDZ», «Mghayer»… Sa plume crue, son flow déchaîné, sa production léchée séduisent une jeunesse marocaine en quête de sons qui lui ressemblent.

En 2021, il devient l’artiste le plus streamé au Maroc, au Maghreb et au Moyen-Orient. Spotify lui attribue plus de 19 millions d’écoutes mensuelles. Aujourd’hui, sa chaîne YouTube surpasse le milliard de vues.

La formule Toto

Derrière le phénomène ElGrandeToto se cache une alchimie plus complexe qu’un simple coup de buzz. Sa popularité, en apparence spontanée, repose en réalité sur une formule efficace, à la croisée de la stratégie, de l’authenticité et d’un flair générationnel. Toto a compris avant beaucoup que le rap ne se limite plus à la musique: il est une langue, une attitude, un lifestyle.

Sa force première réside dans son authenticité franche. Toto ne joue pas un personnage: il est le reflet, parfois cru, souvent dérangeant, d’une réalité sociale vécue par une large frange de la jeunesse urbaine marocaine. Il ne maquille ni son passé ni ses failles. Il parle de deuil, de galère, d’addiction, d’angoisse, de rêve et d’échec, sans fards. C’est ce qui rend son message si identifiable. Il n’a pas besoin de se faire comprendre par les Marocains pour résonner dans les quartiers populaires comme dans les résidences cossues.

Mais son univers ne s’arrête pas à sa personne cash. Il repose aussi sur une maîtrise instinctive de la communication digitale. Très actif sur les réseaux sociaux, Toto cultive une image de rappeur proche des gens, provocateur, mais toujours “connecté”, dans tous les sens du terme. Chaque post, chaque story, chaque clip devient un prolongement de ce qu’il incarne. Il sait parler aux codes de la génération Z, en termes de punchlines virales et d’esthétique urbaine soignée.

Musicalement, il a su créer une signature sonore hybride, mêlant les basses du trap, les mélodies orientales, les vibes afro ou latino et les flows hérités du rap français. Cette fluidité stylistique lui permet de plaire à plusieurs cercles à la fois: puristes du rap, fans de pop urbaine, amateurs de sons dansants…

Il a également réussi à imposer la darija comme une langue musicale capable de s’exporter, de «streamer» à l’international, sans renier ses racines. C’est là un acte artistique fort.

Le rappeur séduit parce qu’il incarne une forme de revanche sociale. Son parcours, du refus de visa à la signature chez Sony France, des centres d’appels aux scènes internationales, alimente une narration inspirante. Celle d’un jeune Marocain qui, sans compromis, a su transformer sa douleur en or musical. Toto devient une projection possible: celle d’une réussite faite à la force du verbe et du vécu.

Sa langue? Un mélange de darija, de franglais et d’émotions à vif. «Mghayer», sans doute son titre le plus personnel, est un hommage à sa mère décédée en 2020, une ballade noire et touchante qui évoque l’errance, les addictions et les rêves brisés. «Je ne fais que me noyer dans mes rêves», chante-t-il.

Cette sincérité à l’état pur touche un large public, bien au-delà des aficionados du rap. Car Toto parle d’un mal-être universel, celui d’une jeunesse désœuvrée, confrontée à l’angoisse sociale et aux espoirs contrariés. Un homme devenu père, mais dont les textes trahissent encore les tourments d’une jeunesse fracturée.

Quand l’artiste sort du cadre

Mais c’est justement cette sincérité, quand elle dépasse le cadre artistique, qui fait polémique. En septembre 2022, invité par le ministère de la Culture aux Grands concerts de Rabat, ElGrandeToto s’exprime devant les caméras: «Oui, je fume du cannabis. Et alors?». Ce jour-là, devant les logos officiels de l’État, le rappeur franchit une ligne. En soirée, sur scène, il enfonce le clou, s’exprimant avec vulgarité devant 170.000 personnes.

Les réactions fusent. Le gouvernement s’en offusque. S’ensuit un litige juridique ponctué par le dépôt de plusieurs plaintes, dont la majorité sera finalement abandonnée après les excuses publiques du rappeur lors d’une conférence de presse.

ElGrandeToto incarne les paradoxes d’un Maroc en mutation. À la fois star mondiale et enfant de la rue, célébré et controversé, il est devenu bien plus qu’un artiste: un marqueur social, un miroir dans lequel une partie de la jeunesse se reconnaît, tandis qu’une autre s’en inquiète.

En brouillant les frontières entre art et provocation, confession intime et posture publique, Toto pose la question de ce qu’un artiste peut, ou doit, incarner dans l’espace collectif. Faut-il lui demander d’être un modèle, ou simplement de dire sa vérité?

Par Camilia Serraj
Le 06/07/2025 à 12h54