Tindouf: barbelés, silence, propagande et répression

Karim Serraj.

ChroniqueOn croit la connaître, mais Tindouf échappe aux cartes mentales. Entre ses casernes verrouillées, ses six camps tenus à distance, et ses quartiers de vitrine, la ville demeurée sous l’autorité militaire algérienne s’est développée à mille lieues des clichés humanitaires. Un paradoxe du désert, un théâtre figé entre propagande et silence. Voici ce qu’en disent les Human Rights Watch, ONU ou ACAPS.

Le 18/05/2025 à 10h55

Tindouf, ville énigmatique du Maghreb, est l’une de ces localités dont on parle beaucoup, mais que peu de gens parviennent réellement à se représenter. À peine surgit-elle dans l’imaginaire collectif sous les traits flous d’une cité désertique, écrasée par un soleil implacable, et réduite à quelques clichés «humanitaires»: des tentes blanches du HCR, des maisonnettes en briques rouges, des cartons alimentaires estampillés par les ONG. Une image d’Épinal de la misère que le régime d’Alger n’hésite pas à exhiber devant les caméras.

Pourtant, les six camps administrés par le Polisario sous l’étiquette de la RASD (République arabe sahraouie démocratique) ne se trouvent pas dans Tindouf même. Ils en sont éloignés, éparpillés dans le désert et baptisés– paradoxe volontaire– des noms des principales villes du Sahara marocain. Le camp de Dakhla est le plus éloigné, situé à 170 kilomètres. Ceux de Smara et Aousserd se trouvent à environ 50 kilomètres. Boujdour, aussi appelé 27 février, est à 33 kilomètres, Laâyoune à une dizaine de kilomètres. Le plus ancien d’entre eux, Rabouni, se situe à 25 kilomètres au sud-est de la ville de Tindouf. Rabouni n’est pas un camp humanitaire comme les autres, c’est la prétendue «capitale» de la RASD.

Tous ces camps sont tenus à distance, et sous surveillance constante. Une double vigilance, assurée par deux forces distinctes, mais étroitement coordonnées: le Polisario d’une part, et l’armée algérienne d’autre part. Le premier gère les camps humanitaires, depuis Rabouni, considérée– dans la rhétorique officielle– comme le «chef-lieu» de la RASD. C’est là que se trouve le Protocolo, un ensemble de bâtiments qui héberge les bureaux politiques du Polisario. On y trouve aussi un étonnant «musée de la guerre de libération», où sont exposés des blindés détruits et des photographies de la guerre du Sahara– comprenez, celle menée contre le Maroc. À cela s’ajoutent les casernes d’entraînement, un hôpital central, des dépôts logistiques, les studios de la télévision et de la radio du Polisario, ainsi que quelques représentations d’ONG internationales.

L’armée algérienne, elle, reste cantonnée dans la ville de Tindouf. Ses casernes et quartiers administratifs sont bien identifiés. Elle y exerce un contrôle discret, mais permanent sur les activités du Polisario, assurant une supervision indirecte, mais décisive. Tindouf joue ainsi le rôle d’un goulot d’étranglement: un carrefour verrouillé, un point de passage obligatoire. Tout déplacement de personne, toute cargaison en provenance ou à destination des camps doit transiter par la ville et franchir ses multiples check-points avant de pouvoir rejoindre la route nationale RN50– unique axe routier qui relie cette zone enclavée à Béchar, distante de 800 kilomètres au nord.

Tindouf-ville, méga-garnison algérienne où le Polisario n’a pas droit de cité

Les militaires algériens y règnent en maitres. L’ANP y déploie des dizaines de milliers de militaires et y a implanté de nombreuses bases. Tindouf, comptant environ 60.000 habitants (militaires compris et hors recensement des six camps) s’est muée en place-forte saturée de soldats algériens, une méga-garnison à ciel ouvert où les bidasses en permission font la queue devant les commerces et les très rares distributeurs automatiques (GAB). Des barrages de la gendarmerie, de la police et de l’armée alternent aux accès principaux, filtrant quiconque entre ou sort. Pour circuler au-delà de la ville, vers les camps, un laissez-passer est obligatoire, et les bus venant du Nord subissent fouille et contrôle minutieux. Les Sahraouis, séquestrés dans les camps, doivent obtenir des sauf-conduits algériens pour circuler en dehors de leurs zones, généralement valables un mois maximum. Quant aux visiteurs algériens du Nord ou étrangers («gringos»), ils subissent de brefs interrogatoires systématiques dès l’aéroport ou à l’hôtel sur le motif de leur présence. Tindouf est une zone sécuritaire hautement surveillée, où chaque mouvement est potentiellement suspect aux yeux des autorités. La garnison algérienne la plus importante est le secteur opérationnel «Sud Tindouf», rattaché à la 3ème Région militaire de Béchar, où est stationnée la 9ème Brigade blindée. À 7 km au nord-ouest de la ville se trouve l’aéroport-commandant Ferradj, transformé en base aérienne stratégique.

Une atmosphère d’état d’alerte permanent plane sur Tindouf. Le quartier de Moussani, où se trouve le commandement opérationnel de l’armée, est fermé aux civils. Même le siège local de l’ONU (la MINURSO) est ceinturé de herses et de blocs de béton en plein centre-ville, témoignage de la tension sécuritaire ambiante. Tindouf est ainsi tenue sous cloche. Cette chape militaire a façonné la physionomie de la ville. La nuit, le silence du désert n’est troublé que par les rondes des patrouilles. De fait, l’armée algérienne imprègne le paysage urbain: casernes discrètes tapies dans la Hamada rocailleuse environnante, allers-retours incessants de camions transportant des soldats et postes de contrôle 24/7.

Acheter un appart à Tindouf-Lotfi, le bon plan des nouveaux riches

À Tindouf, d’anciens faubourgs comme R’madine et Laqsabi condensent l’essentiel de la vie sociale. Les cafés populaires y sont toujours bondés diffusant en continu sur le petit écran une actualité anxiogène– conflits lointains, tensions régionales– qui fait désormais partie du décor. L’élite militaire et les nouveaux riches de Tindouf– des commerçants de trabendo (contrebande)– se donnent rendez-vous dans le nec plus ultra des quartiers, la ville nouvelle dite Tindouf-Lotfi, où trônent deux ou trois restaurants proposant une cuisine internationale, le même nombre de cafés où la gent féminine est acceptée, et des marchés douteux où s’entassent les marchandises étiquetées «donation EU, not for sale» sur les étals. Tindouf elle-même a profité de ce détournement, bâtissant son développement sur ce qui aurait dû soulager la misère des camps. Quelques polycliniques privées ont vu le jour, réservées aux nantis, palliant la médiocrité des services de l’hôpital public. On y trouve aussi un grand marché hebdomadaire où se vendent fruits et légumes amenés par camion (après un trajet de plus de 1.000 km depuis Oran ou Boufarik), des boucheries et épiceries approvisionnées en produits de base subventionnés (farine, huile, sucre). La présence de milliers de militaires a stimulé les restaurants populaires. Détenir une gargote à Tindouf est l’affaire la plus rentable qu’il soit, servant des plats simples (brochettes de rue, ragoûts). Sans oublier les marchands de téléphonie mobile qui prospèrent grâce à la demande de communication des soldats. Et c’est tout…

Tindouf n’offre aucune distraction, il n’y a ni cinéma permanent ni centre commercial. La ville a inauguré il y a quelques années une Maison de la Culture, modeste bâtiment où se tiennent des ateliers artisanaux et occasionnellement des représentations folkloriques ou des projections de films. Mais c’est à l’occasion des visites officielles ou des commémorations nationales que Tindouf s’anime: la fête de l’indépendance algérienne, les anniversaires de la pseudo RASD, donnent lieu à des cérémonies où fanfares militaires et danses sahraouies se côtoient, reflet de l’identité politique hybride de cette cité.

Polisario: un parti unique et des milices qui espionnent les camps

À quelques kilomètres de la ville, de l’autre côté des barbelés et des postes algériens, commence le monde des camps humanitaires et des milices armées du Polisario (APLS). Celles-ci assurent en arrière-plan le maintien de l’ordre et le renseignement autour des camps. Leur organisation s’inspire des armées classiques, avec un commandement général et sept régions militaires couvrant le territoire dit «libéré» du Sahara et les six camps. La 6ème région militaire, basée près de Tindouf, regroupe notamment le commandement central et la logistique. On y trouve plusieurs casernes, dont la caserne Hanafi qui abrite les armes lourdes du Polisario: chars, blindés, canons, ainsi que la caserne Al Kaïda à quelques kilomètres, et des ateliers où sont fabriqués les équipements des fantassins (chaussures, uniformes, casquettes).

La vie quotidienne dans les casernes du Polisario oscille entre l’attente et l’entraînement. Les milices paramilitaires partagent des chambrées composées d’une trentaine de lits chacune, avec un entraînement physique le matin, des études stratégiques à midi, où l’on assène la propagande séparatiste et le culte de l’Algérie, avant de finir sur un cours dédié à l’armement l’après-midi. Sur place, le Front Polisario est le seul parti et l’unique référent de l’armée: aucune opposition politique n’est tolérée dans les camps. La légitimité même de la direction du Front n’est pas soumise au vote populaire, car les camps n’ont pas la possibilité d’élire librement leur président au suffrage universel. Le système gravite entièrement autour d’un homme: jusqu’en 2016, Mohamed Abdelaziz, «réélu» sans discontinuer à la tête du Front pendant 40 ans. Lors du dernier congrès en date, Brahim Ghali– successeur d’Abdelaziz– a été reconduit sans surprise à la présidence, tandis que l’assemblée clamait des slogans hostiles au Maroc. La «constitution» rédigée par le Polisario accorde au secrétaire général (alias le président) des pouvoirs exorbitants: il nomme le «gouvernement» et peut dissoudre le «parlement» s’il le contrarie. Les candidats députés, eux, doivent être préalablement approuvés par le Front pour figurer sur les listes. Autant dire que l’urne n’a qu’une seule couleur.

Une justice hors du temps

Ce contraste s’observe aussi dans l’environnement juridique: Tindouf-ville est administrée selon le droit algérien, avec une police civile, des tribunaux, des lois applicables à tous les citoyens– y compris aux Sahraouis résidant en ville. Les camps, eux, relèvent de la juridiction du Polisario, avec ses règles propres. Ils échappent de facto à la juridiction de l’État algérien, bien qu’ils soient sur son territoire actuel, et ne sont soumis à aucune justice internationale. Ils constituent ainsi un espace d’exception juridique où les lois écrites sont secondaires, et où la primauté revient aux ordres donnés par les cadres du Polisario, les responsables militaires ou les chefs tribaux proches du pouvoir sahraoui.

Dans ce système, aucun magistrat indépendant n’est nommé selon un processus transparent. Les «juges» sont des membres du Polisario eux-mêmes, désignés par cooptation, parfois sans formation juridique sérieuse. Les procès, lorsqu’ils ont lieu, se tiennent sans avocat de la défense, sans appel possible, et sans observateur extérieur. Les décisions sont essentiellement politiques ou claniques, et varient selon les intérêts immédiats du mouvement. Les peines peuvent aller de la mise à l’écart sociale à des peines de détention sans jugement dans la prison de Dhaibiya, un centre carcéral non officiel situé à Rabouni, où plusieurs dissidents ont été enfermés, parfois pendant des mois, sans chef d’inculpation clair ni possibilité de visite de la famille.

L’Algérie, bien qu’hôte des camps, refuse toute responsabilité administrative ou juridique sur ces territoires, affirmant que les réfugiés sont sous l’administration exclusive du Polisario. Or, ni la RASD ni ses institutions n’ont été reconnues comme État souverain par les instances judiciaires internationales: aucun traité, aucune convention ne leur confère une légitimité à juger, enfermer ou punir au nom du droit. Le résultat est un vide juridique absolu, où ni le droit algérien, ni le droit international humanitaire, ni les conventions relatives aux réfugiés ne sont pleinement appliqués.

Les conséquences de cette justice d’exception sont multiples: intimidations de militants, détentions abusives, règlements de comptes entre factions internes camouflés sous des accusations de trahison, et, dans certains cas documentés, intimidations et disparitions de personnes «gênantes» pour le leadership du Front. Plusieurs experts de l’ONU ont alerté sur cet état de non-droit prolongé, qualifiant les camps de «zones grises» où l’arbitraire prévaut, sans recours pour les victimes.

Par Karim Serraj
Le 18/05/2025 à 10h55