Des archives récemment déclassifiées, dont nous dévoilons aujourd’hui deux spécimens exclusifs, ainsi que les développements récents de l’affaire, confèrent à cette relation incestueuse entre le Polisario et la République islamique chiite une résonance nouvelle. Le Parlement américain, d’ailleurs, ne s’y est pas trompé: dans son projet visant à classer le Polisario comme organisation terroriste, il a fondé l’essentiel de son argumentaire dévoilé il y a trois jours sur les liens établis entre le mouvement sahraoui et l’Iran. La coopération paramilitaire — en matière de formations, de livraisons d’armes, de contacts directs avec des émissaires des Gardiens de la Révolution est avérée. Dès 1979, des liens s’étaient tissés en catimini.
Le Polisario en France, hôte de Khomeini
La France suivait avec une vigilance inquiète l’émergence d’un voyou régional nommé Polisario. Deux dossiers brûlants accaparaient alors l’attention des services diplomatiques et de renseignement français à la fin des années 1970: d’une part, un trafic par le Polisario de substances entrant dans la fabrication du Captagon et autres psychotropes (sujet de ma chronique de dimanche prochain), et d’autre part, plus discret, mais tout aussi explosif, la rencontre à Paris d’une délégation de hauts cadres du front Polisario avec l’ayatollah Khomeini, alors encore en exil, quelques jours à peine avant son retour triomphal à Téhéran, le 1er février 1979.
Un document diplomatique signé par l’ambassadeur de France à Rabat, Jean Herly, atteste formellement de cette entrevue qui eut lieu en janvier 1979. Cet épisode oublié mérite qu’on s’y attarde, tant il jette une lumière crue sur les premiers signes d’une convergence idéologique aussi inattendue que périlleuse.

Dès sa fondation, le Polisario s’est inscrit dans une mouvance révolutionnaire dont l’emballage idéologique — tiers-mondisme, anti-impérialisme, libération nationale — dissimulait mal une fonction instrumentalisée au service de la stratégie algérienne dans la région. Son rapprochement avec les cercles khomeinistes, à la veille même de l’instauration de la République islamique d’Iran, marque un tournant significatif, à la fois risqué et paradoxal.
Pour de nombreux analystes, cette main tendue aux mollahs relevait d’un pari suicidaire: que pouvait donc attendre un mouvement séparatiste sunnite, aux racines tribales sahariennes, d’un clergé chiite théocratique dont l’agenda était avant tout messianique et impérial? Pourtant, la réponse était là, brutale et limpide: l’Iran, déjà en quête de relais révolutionnaires, ne se souciait guère des appartenances doctrinales dès lors que ses interlocuteurs pouvaient s’intégrer dans ses logiques de déstabilisation et de projection d’influence.
De la simple visite diplomatique dans une villa de Neauphle-le-Château, le Polisario glissa lentement vers un pacte tacite, mais stratégique avec Téhéran. Ce tête-à-tête parisien n’était pas anodin: il préfigurait un axe qui, des années plus tard, allait se consolider sur des bases paramilitaires, doctrinaires et géopolitiques. L’histoire retiendra peut-être que la rencontre entre les deux marges — celle du désert saharien et celle de la révolution islamique — s’est nouée non pas à Alger ou à Damas, mais à Paris, dans le salon feutré d’un ayatollah en exil.
1984: fondation d’un axe Iran–Polisario sous couverture algérienne
C’est dans un contexte de recomposition des alliances régionales, au lendemain de la révolution iranienne de 1979, que le Maroc adopta une posture de vigilance stratégique face au rapprochement inédit entre le Front Polisario et les mollahs. Loin d’être un fantasme géopolitique, cette convergence prit forme dès les premières années de la République islamique. Un télégramme diplomatique émis le 27 janvier 1984 par l’ambassadeur de France à Téhéran en apporte la preuve, révélant la profondeur de ces accointances naissantes.
Il y est question d’un séjour hautement symbolique à Téhéran de Mahfoud (ou Mahfouz) Ali Biba, alors nouveau «Premier ministre» de la RASD, successeur d’El Ouali Mustapha Sayed, et figure de proue de l’aile dure militariste du mouvement. Le leader séparatiste avait été reçu avec les honneurs par des responsables iraniens de premier plan. Au menu des discussions: soutien militaire, appui logistique et abandon définitif de la voie diplomatique au profit de l’option armée. Cette rencontre, loin d’être isolée, s’inscrit dans une séquence régionale troublée: elle précède de peu les troubles de Nador, Tétouan et Marrakech, au cours desquels des tracts pro-Khomeini furent retrouvés à l’Université Dar el Mehraz de Fès et dans les rues de Marrakech — autant de signaux faibles d’une influence iranienne en gestation.
Le document diplomatique, diffusé à plusieurs chancelleries occidentales, se révèle capital pour comprendre les prémices d’un axe triangulaire Alger–Téhéran–Polisario, structuré sur un double socle: idéologique et militaire. En voici un extrait crucial:
«C’est avec des égards exceptionnels qu’a été reçu du 15 au 19 janvier M. Mahfouz Ali Biba, Premier ministre de la République arabe sahraouie, arrivé de Paris par Air France. Ce séjour coïncidait, ce n’est pas le fait du hasard, avec la Conférence de Casablanca. Cette visite a donné l’occasion aux dirigeants iraniens de dénoncer le Maroc et de poursuivre leurs critiques contre les décisions que pourrait prendre la conférence à l’instigation des États-Unis, qui cherchaient à “s’implanter dans le nord de l’Afrique après leurs échecs au Moyen-Orient”» (Président Khamenei, 18 janvier 1979).
Selon la presse iranienne, M. Ali Biba a fait l’éloge de la révolution islamique et a condamné le Régime de Bagdad, comparant le bombardement des villes iraniennes à ceux commis par l’armée marocaine au Sahara. D’après des indications de bonne source, les Iraniens se sont employés à démontrer à leurs interlocuteurs sahraouis la vanité de la lutte politique. Ils les ont poussés à poursuivre la lutte armée en leur promettant une aide militaire. En outre, ils les ont mis en garde contre la politique de l’Algérie qui, depuis l’entrevue Chadli–Hassan et le rapprochement avec la France, ne trouve plus grâce aux yeux de Téhéran.»


Ce passage confirme sans ambiguïté une tentative iranienne de prise d’ascendant sur le Polisario, doublée d’une volonté de contournement des arbitrages algériens, perçus alors comme tièdes depuis le rapprochement Chadli–Hassan II. Ce que ce télégramme met à nu, c’est non seulement le projet hégémonique iranien au Maghreb dès les années 1980, mais aussi l’aptitude du Polisario à devenir, déjà, un vecteur de déstabilisation transidéologique, à mi-chemin entre marionnette régionale et alignement opportuniste sur la ligne révolutionnaire chiite.
Une coopération sans faille qui dure depuis des décennies
Ce document diplomatique atteste d’une coordination directe entre les «faucons d’Alger», la Garde révolutionnaire iranienne et les cadres militarisés du Front Polisario. Il met également en lumière l’hostilité explicite de Téhéran à l’égard de la politique d’ouverture que semblait amorcer le président Chadli Bendjedid en direction du Maroc. Cette hostilité est formulée au plus haut niveau: le président Ali Khamenei, alors figure montante du régime postrévolutionnaire, exprime son scepticisme face à toute tentative d’apaisement dans le dossier du Sahara, considérée comme contraire aux intérêts stratégiques de l’Iran.
Depuis cette date charnière de 1984, la position iranienne sur la question de l’intégrité territoriale du Maroc n’a pas varié. Les critiques virulentes adressées à la Conférence de Casablanca et à la présence américaine en Afrique du Nord témoignent d’une grille de lecture encore largement idéologique, où le soutien aux mouvements séparatistes répondait à une logique d’exportation révolutionnaire plus qu’à une compréhension fine des équilibres régionaux. L’Iran post-khomeiniste, tout en consolidant son emprise chiite au Moyen-Orient, poursuivait ainsi des incursions tactiques dans les conflits périphériques où le déni de souveraineté — notamment celui du Maroc — devenait un levier d’influence.
C’est dans ce contexte que Mahfoud Ali Biba se distingue par une déclaration aussi maladroite qu’éclairante, qui en dit long sur la radicalisation du discours sahraoui à l’époque: il établit un parallèle pour le moins hasardeux entre les bombardements irakiens sur les villes iraniennes et les opérations menées par l’armée marocaine contre les bases du Polisario dans le désert. Assimilant ainsi les combattants sahraouis à des victimes civiles, il participe d’une rhétorique de guerre totale, où toute nuance juridique ou politique disparaît au profit d’une victimisation stratégique. Cette comparaison, qui peut prêter à sourire par son absurdité, révèle pourtant une mutation du langage de lutte: celui d’un séparatisme local déguisé en croisade globale, ravalant le Sahara à un nouveau front de la révolution islamique.
Du mythe révolutionnaire au levier géopolitique: le virage iranien du Polisario
La trajectoire du Front Polisario, né en 1973 comme mouvement se réclamant de la libération nationale, a connu un tournant décisif en 1979, et plus encore en 1984. À partir de cette date, sous l’influence conjointe du régime algérien et de la République islamique d’Iran, le mouvement s’est progressivement éloigné de son discours initial d’émancipation pour devenir un outil géopolitique au service d’agendas régionaux. Cette dérive stratégique a conduit à sa requalification, par de nombreux observateurs, en acteur hybride, opérant à la lisière des logiques insurgées et terroristes, et contribuant à l’instabilité chronique du Maghreb saharo-sahélien.
Face à cette recomposition menaçante, nourrie par les ambitions expansionnistes d’Alger, de Mouammar Kadhafi et, dès mai 1979, du nouveau régime iranien, la position du Maroc, sous le règne de feu Hassan II, s’est affirmée avec clarté et fermeté.
Pour le souverain marocain, il «n’était pas question ni de transiger, ni de céder un centimètre carré du Sahara, ni d’accepter de voir le Maroc séparé de l’Afrique noire». (Communiqué sur les Relations maroco-algériennes, après la Conférence de Fès, basé sur l’interview de M. Ismail, directeur politique des Affaires étrangères du Liban, le 18 mai 1979. Archives de La Courneuve, Afrique du Nord, ANMO, Maroc, 1972-1982, Carton 897)
Cette ligne rouge diplomatique demeure, à ce jour, l’un des fondements constants de la doctrine extérieure marocaine.





