À quoi joue Abdelilah Benkirane?

Rachid Achachi.

ChroniqueBenkirane est un fin politicien dont le flair politique est demeuré intact, qui avance caché derrière un masque populiste et un keffieh d’apparat. Réduire ses diatribes à de simples gesticulations me semble aussi faux que dangereux.

Le 08/05/2025 à 11h09

Avez-vous déjà entendu parler du «rasoir de Hanlon»? Assez proche du principe de parcimonie, il peut, pour faire simple, se résumer comme suit: «Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer».

Si ce principe s’avère exact dans le cas de bon nombre de nos chers politiciens, dans celui de Abdelilah Benkirane, cela me semble particulièrement inopérant, et réduire les diatribes de ce dernier à de simples gesticulations populistes me semble aussi faux que dangereux.

Car quoi qu’on en dise, Benkirane est un fin politicien dont le flair politique est demeuré a priori intact, qui avance caché derrière un masque populiste et un keffieh d’apparat.

Pourtant, Rousseau nous a bien mis en garde contre ces «cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins».

Cosmopolite, il l’est du fait de son affiliation idéologique au mouvement supranational des frères musulmans. Et remplacez «Tartares» par «Palestiniens», et le tour est joué. Car il n’y a en réalité rien de plus confortable que de faire preuve d’une empathie extrême qui n’engage cependant en rien, dès lors que le drame se situe à des milliers de kilomètres de là.

Mais ô combien il est difficile de prendre à bras le corps les malheurs de son voisin et de ses concitoyens, en s’engageant corps et âme et de manière prioritaire à leur trouver des solutions, ou du moins, à en proposer.

Mais que fait-on quand on n’a ni idées, ni bilan, ni programme politique à proposer ou à faire valoir? On exacerbe les clivages, on radicalise et on polarise les positions.

Ainsi, y aurait-il derrière cette radicalité de façade une vraie stratégie politique? Je reste convaincu que oui.

Certes, la vulgarité de ses propos («microbes, âne…») ne sied aucunement à son statut d’ancien Chef du gouvernement ni à celui d’un leader politique qui se respecte. Cela, sans parler des attaques tout aussi vulgaires formulées par Benkirane le 1er mai contre les chefs d’État de deux pays alliés du Maroc sur le dossier du Sahara marocain. Mais, comme pour Henri IV, Paris vaut bien une messe, et peut-être que pour Abdelilah Benkirane, un nouveau mandat à la tête du gouvernement vaut bien quelques atteintes aux intérêts du Maroc. Mais si pour certains, la fin justifie les moyens, l’histoire nous a douloureusement appris que le plus souvent, la fin vaut ce que valent les moyens.

Quoi qu’il en soit, quelle serait donc cette stratégie? Elle pourrait se baser sur deux hypothèses qui, au demeurant, sont plus que probables.

La première est que, lors des prochaines législatives en 2026, le taux d’abstention battra des records. Dans ce cas de figure, le flottant électoral, qui constitue l’arbitre suprême entre les partis favoris, s’éclipse au profit du vote partisan qui, certes, est relativement minoritaire, mais qui en cas d’abstention majeure, devient relativement majoritaire.

Ainsi, récupérer le vote conservateur à travers des diatribes à l’encontre de certaines réformes cruciales (Moudawana) et le vote radical à travers une critique frontale de l’État et un soutien théâtral à la Palestine pourrait constituer les deux axes stratégiques majeurs de cette remontada politique tant souhaitée par Benkirane et ses lieutenants.

«Tenter, dans ce contexte explosif, de manipuler cyniquement le peuple revient en fin de compte à jouer avec le feu, au risque de se brûler soi-même.»

Par conséquent, capter les voix de l’électorat traditionnel du PJD, en mettant les échecs des précédentes législatives sur le dos d’El Othmani et de son équipe, consolider autour de soi le vote conservateur et radical et tenter de récupérer politiquement la colère populaire (inflation, crise économique, chômage...), tout en misant sur une très forte abstention, pourrait être un pari payant. Car le vote modéré, contrairement au vote partisan et émotionnel, a la fâcheuse tendance à miser sur le vote des autres.

Il en résulte que, dans le meilleur des cas, le parti islamiste pourrait arriver premier après une probable sanction électorale sévère, et somme toute méritée, subie par le RNI. Le PJD pourrait alors composer de manière pragmatique une majorité avec le PAM, si ce dernier accepte, et certains partis de gauche (PPS, USFP).

Dans le pire des cas, le PJD arriverait deuxième ou troisième, et pourrait soit saboter la constitution d’une majorité, à l’instar de l’USFP en 2016, soit fédérer autour de lui une forte opposition capable de mener la vie dure à la prochaine majorité.

Mais malgré le cynisme que cela implique, je ne peux dire qu’une seule chose: c’est de bonne guerre. Car la politique a ses règles que nul ne saurait ignorer, au risque de se faire annihiler par des adversaires encore plus cyniques et voraces. Mais le seul hic, et il est énorme, c’est que dans tout cela, il n’y pas la moindre trace d’un quelconque projet politique.

Que ce soit sur les questions relatives au chômage, à l’inflation, à la pauvreté, au pouvoir d’achat, ou au contexte géopolitique mondial, l’encéphalogramme du PJD semble être totalement plat.

Je veux bien admettre qu’il arrive des fois que la fin justifie les moyens. Mais encore faut-il qu’il y ait une fin. Sans quoi, la fin se résumerait à la seule prise du pouvoir.

Personnellement, je ne vois aucun mal à vouloir «faire du Trump». D’autant plus que la formule semble bien marcher aux États-Unis et un peu partout en Europe. Mais encore faut-il avoir les Musk, les Vance, l’équipe de choc et l’idéologie qui va avec. Et à ce que je sache, malgré tous ses défauts, Trump n’a jamais fait venir au congrès de son parti un Turc ou, en l’occurrence, un Mexicain par exemple, pour prédire la chute du pouvoir en place aux États-Unis ou chez leurs alliés.

Quant aux fans les plus fervents de Abdelilah Benkirane, qui osent instrumentaliser et mettre en avant la lettre de félicitations envoyée à ce dernier par le Roi, je les invite ainsi que leur leader à lire attentivement le dernier paragraphe de cette lettre royale, où il est question pour le PJD et sa direction, de «servir les intérêts suprêmes de la patrie, placés au-dessus de toute autre considération».

Jusqu’à présent, la nouvelle direction du PJD semble s’efforcer et s’évertuer à faire littéralement le contraire. Mais le plus à déplorer dans tout cela est le grand gâchis que représente une telle démarche. Car comme je l’ai rappelé dans une précédente chronique, l’opposition -dont le PJD fait malgré lui partie- a là une occasion en or de rebattre les cartes en formulant un vrai programme de réformes et de lutte contre les maux qui gangrènent notre société.

Et rater cette occasion historique de fédérer des millions de citoyens, d’horizons politiques différents, autour d’un projet national constructif, et ce, au profit de petits calculs de politiques politiciennes, pourrait dégoûter pour une très longue période des millions de Marocains de la politique. Des Marocains, dont le désir de changement et de réforme est plus fort que jamais, mais dont la colère et la perte de confiance dans les mécanismes politiques sont malheureusement tout aussi fortes.

Tenter, dans ce contexte explosif, de manipuler cyniquement le peuple revient en fin de compte à jouer avec le feu, au risque de se brûler soi-même.

Par Rachid Achachi
Le 08/05/2025 à 11h09