Pas encore paru mais déjà un succès: «L’homme qui lisait des livres», le nouveau roman de Rachid Benzine, est le phénomène littéraire de la rentrée

Rachid Benzine.

Alors que sa parution est prévue en date du 21 août, le nouveau roman de Rachid Benzine, «L’homme qui lisait des livres», rencontre déjà un franc succès avec pas moins de dix traductions en cours. Dans une interview accordée pour Le360, l’écrivain analyse l’engouement suscité par ce livre dont l’histoire se déroule à Gaza et apporte son précieux éclairage sur l’importance des livres dans un monde dominé par l’image.

Le 16/06/2025 à 09h13

À paraître aux éditions Julliard le 21 août, L’homme qui lisait des livres, le nouveau roman de Rachid Benzine, s’arrache déjà à l’international. Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie, Portugal, Norvège, Grèce, Hollande, Brésil, dix traductions sont déjà en cours. Et ce n’est qu’un début! Un audio book est également en préparation.

Un véritable phénomène littéraire qui se matérialise pour le moment par une couverture qui illustre un vieil homme assis devant une échoppe de livres, tout entier à sa lecture. L’histoire se déroule «entre les ruines fumantes de Gaza et les pages jaunies des livres», dans cet espace-temps préservé, immortalisé le temps d’un cliché par un jeune photographe français qui «pointe son objectif vers ce vieillard entouré de livres», un vieil homme qui attend. Mais quoi? «Peut être que quelqu’un s’arrête enfin pour écouter», nous éclaire Rachid Benzine. «Car les livres qu’il tient entre ses mains ne sont pas que des objets – ils sont les fragments d’une vie, les éclats d’une mémoire, les cicatrices d’un peuple», poursuit l’auteur.

Votre nouveau livre L’homme qui lisait des livres, à paraître le 21 août, rencontre déjà un vif un succès avec dix traductions en cours et un livre audio en préparation. Vous attendiez-vous à cela?

Non, je ne m’y attendais pas. Comment s’attendre à cela? Quand j’écrivais cette histoire, dans l’urgence et la douleur de ce qui se déroule à Gaza depuis des mois, j’étais loin d’imaginer une telle résonance.

Vous savez, on écrit toujours dans une forme de solitude. La mienne était peuplée des visages et des voix de Gaza, de ces êtres dont le monde semble détourner le regard. Je voulais simplement dire: n’oubliez pas ces vies. N’oubliez pas Nabil, ce libraire qui, au milieu des ruines, continue d’offrir des livres comme on offre une forme de résistance, de dignité.

Que ce texte trouve ainsi son chemin vers d’autres langues, d’autres cultures, me bouleverse. Peut-être est-ce le signe que quelque chose, dans cette histoire d’un homme ordinaire qui refuse l’effacement, touche à une préoccupation universelle.

Rachid Benzine.

Nous vivons une époque où l’oubli est institutionnalisé, où la brutalité du monde nous submerge. Nabil, avec sa librairie fragile, avec son obstination à préserver les mots quand tout s’écroule autour de lui, incarne peut-être une forme de résistance dont nous avons tous besoin, où que nous soyons.

Je ne cherchais pas le succès en écrivant ces pages. Je cherchais à être fidèle, fidèle à la voix de cet homme que j’ai porté en moi, fidèle à ce que les livres peuvent encore signifier quand tout le reste a disparu. Que d’autres veuillent l’entendre, cette voix, au-delà des frontières et des langues, me donne un peu d’espoir dans ce temps de ténèbres.

Mais je vous l’avoue: je reste sidéré que ce texte, qui n’existe encore que dans les épreuves et dans la mémoire de quelques lecteurs, suscite déjà tant d’échos. Comme si Nabil avait, malgré tout, gagné son pari: les mots voyagent, malgré les murs et les bombes.

Comment expliquez-vous l’engouement qu’il suscite?

Comment expliquer cet engouement? Je cherche moi-même à le comprendre. Peut-être que cette histoire de Nabil touche à quelque chose de plus vaste que Gaza, même si elle s’y ancre profondément.

Je crois que nous vivons un temps de grande détresse collective. Nous sommes bombardés d’images catastrophiques, de nouvelles terrifiantes. Et face à cette violence du monde, nous nous sentons impuissants, paralysés. Que faire quand tout semble s’effondrer? Comment rester humain quand l’inhumanité devient système?

Nabil offre une réponse qui n’est pas grandiloquente. Il ne prétend pas changer le monde. Il ouvre simplement sa librairie chaque matin. Il continue à aimer les livres, à les partager. Son geste est minuscule face à l’immensité de la catastrophe. Mais c’est justement cette humilité qui touche, je crois.

Il y a aussi, peut-être, un besoin profond de retrouver le sens des livres aujourd’hui. Pas les livres comme objets de consommation culturelle, mais les livres comme refuges, comme espaces de résistance. Dans notre monde saturé d’écrans et d’informations fragmentées, l’image de ce vieil homme qui s’accroche à ses livres comme à une bouée nous rappelle que la littérature peut encore être vitale.

Et puis, il y a cette question identitaire que Nabil transcende. Quand tout le pousse à se définir uniquement comme Palestinien, comme victime ou comme résistant, lui continue à lire Shakespeare et Darwich, à mêler dans sa prière «un psaume avec une sourate». Il refuse l’enfermement identitaire. Il reste multiple. N’est-ce pas ce dont notre époque a désespérément besoin?

Je pense enfin que l’engouement vient de cette fidélité que Nabil incarne. Fidélité à soi-même, aux livres, à une certaine idée de l’humanité. Dans un monde où tout semble jetable, remplaçable, où les engagements se font et se défont au gré des tendances, cette obstination touche profondément.

Mais vous savez, je n’écris pas pour créer l’engouement. J’écris parce que certaines histoires me hantent et demandent à être racontées. Celle de Nabil était de celles-là. Qu’elle trouve un écho, c’est mystérieux et bouleversant à la fois.

Vous y racontez «l’odyssée palestinienne d’un homme qui a choisi les mots comme refuge, résistance et patrie» et qui «nous rappelle que les livres sont notre plus grande chance de survie -non pour fuir le réel, mais pour l’habiter pleinement». À l’heure des fake news et des guerres qui se jouent sur le terrain de l’image et de la communication, quel est selon vous le rôle du livre dans la préservation de la mémoire commune et de la lutte contre la (ré)écriture de l’histoire par les vainqueurs?

Le livre est l’un des derniers espaces où le temps s’étire encore. Où la pensée peut se déployer dans toute sa complexité, sa contradiction parfois, sa nuance toujours.

Ce que j’ai voulu montrer à travers Nabil, c’est précisément cela: quand l’immédiateté des images nous submerge, quand les médias réduisent un peuple entier à des statistiques ou à des clichés, le livre reste ce lieu où l’humain peut être restitué dans toute son épaisseur. Dans sa librairie bombardée, Nabil n’est pas seulement «un Palestinien» - catégorie abstraite que les médias manipulent selon leurs besoins. Il est un homme avec ses souvenirs, ses lectures, ses doutes, son histoire singulière.

La grande violence de notre temps, c’est cette réduction. C’est cette façon dont les puissants simplifient l’existence des vaincus pour mieux les effacer. Les Palestiniens deviennent des «terroristes» ou des «victimes», jamais des êtres humains ordinaires qui lisent, qui aiment, qui doutent, qui persistent.

Le livre, par sa nature même, résiste à cette simplification. Il donne le temps. Il crée un espace où la polyphonie des voix peut exister. Là où Twitter réduit le monde à des slogans, là où les chaînes d’information continue écrasent la complexité sous le poids de l’instant, le livre propose une plongée, une immersion. Il dit: prends le temps d’habiter cette histoire, de vivre avec ces personnages, de comprendre leurs contradictions.

Je ne suis pas naïf. Je sais que les livres n’arrêtent pas les bombes. Mais ils peuvent empêcher l’oubli. Ils peuvent maintenir vivante cette vérité essentielle: que l’humanité n’est jamais réductible aux narrations simplistes que les pouvoirs voudraient imposer.

Et peut-être est-ce déjà beaucoup.

Dans la société de l’image dans laquelle nous évoluons, où les mots semblent perdre leur sens et leur pouvoir, vous mettez face à face un photographe et un homme qui lit. Les considérez-vous complémentaires?

Complémentaires, oui, mais dans une complémentarité inquiète, tendue, jamais apaisée. Ce photographe et ce libraire incarnent deux manières d’affronter l’effacement.

L’image est immédiate, elle saisit, elle choque. Elle peut faire le tour du monde en une seconde. Le photographe que j’ai imaginé porte en lui cette urgence: documenter, montrer, faire voir. Il y a quelque chose de désespéré dans sa démarche. Comme si, face à l’horreur, il ne pouvait qu’appuyer frénétiquement sur le déclencheur de son appareil, dans l’espoir fou qu’une image, enfin, réveillera le monde.

Nabil, lui, habite un autre temps. Le temps lent des livres, de la lecture, de la réflexion. Là où l’image capture l’instant, le livre déploie la durée. Là où la photographie fige, le texte met en mouvement. Son combat est moins spectaculaire, mais tout aussi vital: préserver non pas seulement la mémoire des événements, mais la complexité des êtres qui les traversent.

Ces deux personnages se regardent avec une forme d’incompréhension initiale. Le photographe peut trouver dérisoire cette obstination à s’entourer de livres quand des vies sont en jeu. Nabil peut voir dans la frénésie photographique une forme de vampirisme, une façon de transformer la souffrance en spectacle.

Et pourtant, peu à peu, ils comprennent qu’ils sont les deux faces d’une même résistance. Car l’image sans les mots risque de devenir pure émotion, vite consommée, vite oubliée. Et les mots sans les images risquent de rester abstraits, détachés du réel qu’ils prétendent dire.

Ce que j’ai voulu explorer, c’est cette tension nécessaire. Dans le monde que nous habitons, ces deux langages - celui de l’image et celui des mots - s’affrontent souvent. L’instantanéité contre la durée. L’émotion contre la réflexion. Mais à Gaza, comme dans tous les lieux où l’humain est menacé d’effacement, nous avons besoin des deux.

C’est peut-être cela que nous devons réapprendre: à regarder et à lire. À voir vraiment et à penser profondément. L’un n’allant pas sans l’autre.

L’histoire se déroule à Gaza mais aurait-elle pu se dérouler ailleurs?

Gaza n’est pas un simple décor dans cette histoire, mais une réalité qui la façonne entièrement. La singularité de cette prison à ciel ouvert, l’histoire particulière de la Palestine, l’effacement systématique d’une mémoire, d’une culture, tout cela confère au geste de Nabil une signification spécifique. Ce n’est pas par hasard qu’il s’obstine à tenir une librairie précisément là, dans ce lieu où chaque livre est une forme de miracle, où chaque page tournée devient un acte de résistance face à un effacement programmé. L’histoire de Gaza n’est pas interchangeable -elle porte en elle une blessure singulière que le roman ne cherche pas à diluer dans une universalité abstraite.

Et pourtant, oui, cette histoire aurait pu se dérouler ailleurs, partout où des êtres humains s’accrochent à la culture face à la barbarie. Elle entre en résonance avec le bibliothécaire de Sarajevo qui risquait sa vie sous les bombardements pour sauver des livres, avec les poètes chiliens sous Pinochet, avec tous ceux qui, face à la violence extrême, ont choisi les mots comme dernier refuge. Ce n’est pas diminuer la spécificité de Gaza que de reconnaître cette dimension universelle. Au contraire, c’est peut-être en saisissant comment cette histoire particulière nous parle à tous que nous pouvons vraiment comprendre ce qui se joue là-bas: non pas une lointaine «crise géopolitique», mais une question fondamentale sur ce qui fait notre humanité commune.

Vous écrivez: «Comme si, au milieu du chaos, un homme qui lit était la plus radicale des révolutions». En quoi la lecture s’impose-t-elle aujourd’hui plus que jamais comme un acte révolutionnaire?

Dans un monde gouverné par l’instantanéité, où notre attention est constamment morcelée, où les algorithmes nous enferment dans nos propres certitudes, l’acte de lire devient profondément subversif. Lire, c’est refuser la cadence infernale qui nous est imposée, c’est créer un espace de silence et de lenteur où la pensée peut se déployer dans toute sa complexité. Quand tout nous pousse à réagir immédiatement, à nous indigner puis à oublier, à simplifier le monde en opinions tranchées et en émotions brutes, celui qui s’assoit et ouvre un livre pose un acte de résistance. Il dit: je refuse cette temporalité frénétique, je m’extrais de ce flux continu d’informations pour habiter pleinement une pensée, une histoire, une langue. Dans un système qui marchandise notre attention, qui la découpe en fragments toujours plus courts, consacrer des heures à un livre devient presque un sabotage.

Cette révolution est d’autant plus radicale dans les lieux comme Gaza, où certains récits sont systématiquement effacés, où certaines mémoires sont niées. Lire, dans ces contextes, c’est refuser la version simplifiée, unidimensionnelle que les pouvoirs voudraient imposer. C’est préserver la possibilité même de la nuance, de la contradiction, de la polyphonie des voix. Quand la violence réduit l’être humain à sa survie immédiate, quand la propagande le réduit à une statistique ou à une catégorie abstraite, le livre rappelle obstinément l’irréductible complexité de chaque existence. C’est pourquoi les régimes autoritaires ont toujours craint les lecteurs plus encore que les manifestants: parce que lire, c’est maintenir vivace la possibilité d’autres mondes, d’autres récits que ceux imposés par la force. C’est préserver, au milieu du fracas des bombes et des slogans, cet espace intérieur où aucun pouvoir ne peut totalement pénétrer.

Ne pensez-vous pas que si le sujet de l’histoire est certainement au cœur de l’engouement que suscite déjà ce livre, votre point de vue de politologue, islamologue, romancier, dramaturge, enseignant sur le conflit qui se joue actuellement, les enjeux qui en découlent, est assurément l’autre raison qui motive cet intérêt?

Je crois qu’il faut être prudent avec l’idée d’une «expertise» sur un tel sujet. Si mon travail d’islamologue, de politologue et de chercheur m’a effectivement donné certaines clés de lecture, certains outils pour comprendre les dynamiques à l’œuvre à Gaza, j’ai toujours considéré que la littérature devait précisément nous emmener ailleurs que dans l’analyse froide des experts. Le roman n’est pas un prolongement de mes travaux universitaires, mais plutôt un espace différent où je tente de restituer ce que l’analyse ne peut saisir: le tremblement de l’intime face à l’Histoire, la façon dont les grands événements s’incarnent dans des vies singulières. L’herméneutique m’a appris que tout texte est poreux, ouvert à l’interprétation, tout comme les situations humaines résistent à toute lecture univoque.

Si ce livre trouve un écho particulier aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’il se situe précisément à l’intersection de ces regards - celui du chercheur habitué à contextualiser, à historiciser, et celui du romancier attentif aux failles intimes, aux contradictions qui nous traversent tous. Dans un monde saturé de discours polarisés sur Gaza, où l’on est sommé de choisir son camp, j’ai simplement essayé de préserver un espace où la complexité peut encore se déployer. Ce n’est pas tant mon «point de vue d’expert» qui intéresse, je crois, mais plutôt cette tentative de maintenir ensemble l’analyse et l’empathie, le politique et l’intime, l’universel et le singulier - de refuser, en somme, les simplifications qui déshumanisent ceux dont nous parlons.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 16/06/2025 à 09h13