«Ils se sont tant aimés» est une plongée dans le chaudron d’une grande ville, dans sa brutalité et ses peurs. Casablanca est un personnage capital de ce roman. C’est même peut-être le personnage central de ce livre où des enchaînés, Nabile et Lamia, comme les jeunes amants de Vérone, ne peuvent vivre l’un sans l’autre. On croit même reconnaître au loin, pour souligner cet indéfectible lien, les mains de Prokofiev sur des touches noires et blanches.
Un inénarrable vertige se déploie dans une grande métropole où les vices enfilent des masques pour côtoyer la vertu et sembler, le cas échéant, plus fréquentables qu’elle. Ça tourbillonne autour de Lamia et Nabile… Tout tourbillonne, comme un ouragan, qui promet de tout emporter avec lui. La ville comme la vie.
On a connu Nabile et Lamia dans le précédent tome, «Les amants de Casablanca». Elle, pharmacienne. Lui, médecin. Ils se sont aimés et ont eu trois beaux enfants. Puis ils se sont fait la guerre et ont divorcé dans une brutalité effarante. Les revoilà à la veille d’une liaison brûlante, comme s’ils avaient l’âge du premier amour et qu’ils ne s’étaient jamais quittés. De nouveau la passion. Tout est comme dans le meilleur des mondes, mais un intrus, la maladie, s’invite dans cet amour fou.
Ça foisonne de rires et de larmes dans ce roman. Mais ça résonne aussi de la fureur et du bruit d’un pays qu’on porte en soi et qu’on aime porter au pinacle, à chaque instant que le ciel fait dans son imprescriptible éternité.
C’est cela qui fait de ce livre un roman engagé, car il est ouvert sur la vie et l’amour. Il est bâti sur le socle de ce que nous sommes et qui érige notre âme et configure notre approche des autres. À travers la radioscopie d’un couple, Ben Jelloun prend le pouls d’une société et dissèque ce qui se passe autour de nous. Il ne laisse rien passer: la corruption, le droit de disposer de son corps, de la conscience…
Il y a, dans ce roman, l’ivresse de vivre et d’aimer sans limites. Spinoza est appelé à la rescousse, pour éclairer ce droit et cela est rendu avec légèreté, dans la bouche de l’oncle Abdelkader.
«Ils se sont tant aimés» est le roman d’un esthète, d’un cinéphile et d’un passionné de littérature. Il y a en creux dans ce roman, le livre de chevet d’un homme qui dit sa vision du monde, en compagnie des gens qu’il aime sur le long chemin de la vie. On croise Bergman, et la splendide Liv Ullmann, Antonioni, Buñuel… «Je me demande parfois, se dit Nabile, ce qu’aurait été ma vie sans le cinéma, le bon ciné, les classiques américains surtout… John Ford, Raoul Walsh, Orson Welles, Fritz Lang…». Tout cela nous plonge dans un monde parallèle et délicieux qui éclaire de sa lumière cette histoire pour lui donner une autre profondeur.
On croise aussi Kurosawa, Ozu et Youssef Chahine. Et d’autres encore, comme Cervantès, Juan Rulfo, Sabato, Borges, Ungaretti, Thomas Mann et Malcom Lowry. Le jazz est présent avec Billie Holiday, Coltrane, Ella Fitzgerald, Miles Davis, le classique avec Beethoven et Mahler lors de la fête pour célébrer les deux ans de mariage, ce point d’orgue où l’on réalise -si l’on ne le savait déjà- que l’amour est fragile comme un pétunia et que c’est cela justement, cette fragilité, qui en fait le prix.
«Le roman s’écrit sous nos yeux avec un réalisme brûlant en explorant le monde qui nous entoure et la grande ville qui vibre dans chaque page et dans le moindre mot.»
Avec «Les amants de Casablanca», Tahar Ben Jelloun s’est attaqué à la plus vieille histoire du monde, l’isthme qui rattache deux êtres, pour explorer le sentiment amoureux, qui n’est pas un lac tranquille, ni de tout repos, loin s’en faut: le sentiment amoureux est fait d’une pâte invisible et singulière où l’inattendu est toujours aux commandes. Nabile et Lamia ont connu bien des orages et, dans ces traversées houleuses, chacun a tenu le cap à sa façon, au détriment -forcément- de l’autre, mais la route qui mène à l’essentiel est unique et les unit, ils ne peuvent cheminer l’un sans l’autre le long de cette route.
Le roman s’écrit sous nos yeux avec un réalisme brûlant en explorant le monde qui nous entoure et la grande ville qui vibre dans chaque page et dans le moindre mot. Il y a des moments de colère, mais il y a aussi des moments de tendresse et de grande émotion où l’humour n’est jamais absent, Ben Jelloun lui rend en permanence ses lettres de noblesse à travers l’oncle Abdelkader, Ghita, Hakim… et cet appartement de Omar Khayyâm où se retrouvent des femmes libérées qui apportent à cette histoire sa truculence et sa vérité.
Ils se sont tant aimés est un roman sur la beauté, et celle de la vie, ce bien inestimable, et sur le temps qui passe, sur les secondes faites d’instants éphémères et fragiles qui deviennent des années récalcitrantes et réfractaires. Nabile qui aimait la vie «avait échafaudé dans sa tête un temple de la sérénité. Il s’y réfugiait quand les tourments l’envahissaient». Grand lecteur, de Hallaj et d’Ibn Arabi, il écrivait secrètement. Ce n’est pas sans raison s’il y a ici l’éloge d’«Intimité», de Hanif Koraichi, et de «Passion simple», d’Annie Ernaux. «S’il n’avait pas été médecin, Nabile aurait aimé être écrivain».
C’est le roman d’un homme libre, doté d’un esprit facétieux, qui compte sur la complicité du lecteur, son ami et son double, pour concocter un destin inattendu à un personnage, Daniel, qui revient de loin.

Ode à la littérature, ce livre est un hommage à la passion des mots et plus largement à l’art qui nous aide à vivre et à résister sinon à devenir meilleurs. Il y a un clin d’œil à «Madame Bovary» et un autre au «Quatuor d’Alexandrie» où l’on voit Justine, la manipulatrice, devenir quasiment un personnage de ce roman. Car vivre est un métier qui n’est pas toujours facile. Souvenons-nous de Pavese. Vivre demande parfois des sacrifices et exige souvent des efforts. Mais vivre est en même temps la plus belle aventure qui nous ait été donnée de vivre. Cette aventure a son vertige et ses périls, mais elle a son exquise et indescriptible pente, qui en fait la seule source d’une joie -osons le mot- parfaite.
Lamia, qui lisait peu, sera gagnée par la passion de Nabile jusqu’à lire Montaigne! Tout cela compose un tableau réjouissant, en dépit des épreuves que traverse le couple, dans une cité tentaculaire, «ville de fric et de pouvoir» où les hommes sont séparés des femmes.
«Tout ce que nous voyons cache quelque chose d’autre», se rappelait Nabile, en répétant le mot de Magritte. Ce quelque chose d’autre, c’est l’immense beauté cachée en lui, dans son for intérieur, et dans l’âme de Lamia. L’amour toujours. Et toujours l’amour. Deux êtres comme au tout début de l’humanité s’aiment. Se font la guerre. S’aiment de nouveau. Et continuent de cheminer le long d’un fleuve. Qu’est-ce que vivre sinon ce désir, comme un élan de liberté, pour vivre avec l’autre la passion qu’on porte secrètement au fond de soi?
Ce roman, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, se lit comme un film tant les personnages sont là devant nous, réels comme des amis qui nous ressemblent et qui aiment les mêmes choses que nous. On attendra pour que Tanger ait son Quatuor, à l’instar du roman de Durrel qui a bercé notre jeunesse, et comme le souhaite un personnage du roman. Mais désormais, Casablanca a ses enchaînés, Tahar Ben Jelloun vient de le lui offrir.
«Ils se sont tant aimés», roman de Tahar Ben Jelloun, 305 pages, éditions Gallimard. 165 dirhams.
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