Avec «La joie ennemie», publié en août 2025 chez Stock, Kaouther Adimi livre son récit le plus personnel. L’ouvrage paraît dans la collection Ma nuit au musée, concept original invitant des écrivains à passer une nuit dans un musée pour en tirer l’inspiration d’un texte. Adimi a choisi l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, où se tenait une exposition dédiée à la peintresse algérienne Baya. Mais au-delà de l’évocation de cette artiste qui devient un sujet intégré dans le roman, l’auteure y confronte surtout ses propres souvenirs, ravivant le passé douloureux de la décennie noire – les années de guerre civile qui ont ensanglanté l’Algérie dans les années 1990. Le résultat est un récit intime et puissant, à mi-chemin entre la critique d’art et le témoignage autobiographique, où l’art sert de déclencheur à une plongée cathartique dans la mémoire. «La joie ennemie» s’inscrit ainsi comme une critique du silence du pouvoir algérien et les drames de la guerre civile qu’il a en grande partie suscitée.
Le roman s’ouvre sur Kaouther Adimi elle-même, narratrice, qui s’apprête à passer la nuit seule dans les salles obscures de l’IMA, face aux toiles éclatantes de Baya. Son projet initial est de raconter la vie de cette artiste algérienne prodige, révélée à Paris en 1947 et louée par des peintres comme Matisse ou Picasso. Or, très vite, un autre récit s’impose dans le silence du musée. En contemplant les portraits de femmes peints par Baya, Adimi sent monter en elle ses propres fantômes: ceux de son enfance, intimement liée à l’histoire tourmentée de l’Algérie des années 90.
Le retour en Algérie en pleine guerre civile
Adimi replonge ainsi dans son histoire familiale. En août 1994, alors qu’elle a huit ans, ses parents décident, à contre-courant de l’exode ambiant, de quitter leur vie tranquille à Grenoble pour rentrer s’installer en Algérie, en plein embrasement du conflit islamiste. Le choc est brutal: «à la joie de quitter Grenoble et ses montagnes succède vite le traumatisme d’une arrestation terrifiante à un barrage routier», un faux barrage tenu par des islamistes du GIA, ou de vrais militaires qui se font passer pour tels, qui stoppe leur voiture au lendemain de leur arrivée. Cet événement inaugural marque l’entrée de la fillette dans l’horreur de la guerre civile. Dès lors, le récit déroule une série de tragédies et de peurs quotidiennes: l’insécurité permanente, les portes que l’on verrouille, l’école désertée, les jeux d’enfants remplacés par les explosions au loin. La famille vit cloîtrée, la peur au ventre, tandis que dehors la violence fait rage. Adimi évoque «l’angoisse des parents, l’interdiction de sortir» et «une vie marquée par l’insécurité, le harcèlement, la peur». Les années passent, la décennie noire se prolonge, inscrivant durablement la terreur dans les esprits. Même après l’apaisement relatif du milieu des années 2000, la narratrice reste hantée par le souvenir des attentats – en particulier celui du 11 décembre 2007 à Alger, un attentat kamikaze auquel elle «échappe de très peu». Ce traumatisme ultime, vécu à l’adolescence, montre à quel point la guerre a imprimé en elle sa marque indélébile.

Le thème de l’exil traverse le roman de part en part. Il apparaît d’abord en creux à travers la décision surprenante des parents d’Adimi: alors que «tous ceux qui le peuvent fuient le pays», eux font le chemin inverse. Le père de la narratrice, installé en France pour ses études, aurait pu rester en sécurité à Grenoble avec sa famille. Finalement, le père livre à sa fille, en une phrase, le fond de sa pensée: «Je vous offre un pays. Ici, personne, jamais, ne vous dira que vous n’êtes pas chez vous.»
La destinée de Baya, entre lumière et ombre
En parallèle de ce récit familial, Adimi retrace par touches la vie de Baya (de son vrai nom Fatma Haddad). Orpheline kabyle recueillie par une Française, Baya est révélée à seulement 16 ans lors d’une exposition retentissante à Paris en 1947, où André Breton salue en elle la promesse d’une «Arabie heureuse» retrouvée. La jeune autodidacte fascine par ses peintures oniriques aux couleurs vibrantes peuplées de femmes, d’oiseaux et de fleurs. Cependant, après ces débuts fulgurants aux côtés des plus grands (Breton, Picasso, Matisse), Baya retombe peu à peu dans l’anonymat, après son retour en Algérie et son mariage au début des années 1950. Le roman évoque son retrait de la scène artistique durant la guerre dite d’indépendance, puis sa renaissance créatrice dans les années 1960 lorsqu’elle reprend les pinceaux. À travers Baya, c’est une autre Algérie qui est donnée à voir: celle des années 1940-50, entre traditions et modernité, une époque de bouillonnement culturel, mais aussi de bouleversements historiques (colonisation, indépendance). Si Adimi consacre une soixantaine de pages à Baya, ce n’est jamais de manière gratuite: la peinture de Baya sert de contrepoint lumineux au récit sombre de la guerre civile. Ses toiles rayonnantes de rose indien et de bleu violet – couleurs favorites que l’auteure partage avec elle – incarnent l’innocence et la joie possibles au milieu des ténèbres.
Loin d’écrire deux histoires juxtaposées, Adimi tisse des passerelles constantes entre la trajectoire de Baya et sa propre histoire. Les chapitres alternent ainsi entre le présent de la narratrice déambulant de nuit dans le musée et les plongées dans ses souvenirs, entre la biographie de Baya et les drames de sa famille. Peu à peu, ces fils narratifs se rejoignent: la confrontation avec l’art de Baya provoque chez la narratrice une prise de conscience et une forme de guérison intérieure. Les dernières pages voient la narratrice, apaisée, adresser un message d’amour à son pays et à tous ceux qui ont traversé l’épreuve de la violence avec elle. En refermant le livre, on mesure toute la portée cathartique de cette nuit au musée: l’auteure y aura exorcisé «la grande nuit», dit la narratrice, de ses peurs, retrouvant enfin la lumière.
Mémoire: du silence à la contre-archive
La mémoire est au cœur de «La joie ennemie». Kaouther Adimi y interroge ce que l’on retient du passé et, surtout, ce que l’on passe sous silence. En retournant en Algérie enfant, elle se heurte à un mur de silences: pour protéger les plus jeunes, ses parents taisent beaucoup de choses des horreurs environnantes. Son père, notamment, filme les moments heureux en famille avec son caméscope, comme pour ne constituer qu’une mémoire édulcorée de ces années-là. Mais la narratrice adulte refuse cette reconstruction partielle: elle veut regarder la vérité en face, «combler les silences» et exhumer les peurs enfouies. Elle constate d’ailleurs combien les souvenirs sont trompeurs, sujets à caution, pour elle, la voiture familiale était une Peugeot blanche, mais pas pour son frère.
Consciente que la mémoire familiale s’est faite sélective et que la mémoire collective algérienne de la décennie noire reste lacunaire, Adimi entreprend de redonner voix à tout ce qui a été tu. «Ce qui avait été autorisé à exister. Pas la nuit, pas les cris étouffés, pas le silence»: par cette formule lapidaire, la narratrice égrène tout ce qui manquait dans le récit officiel de ces années – la peur nocturne, les cris réprimés, le silence imposé. Écrire ce livre devient alors pour elle une manière de sauver de l’oubli les parts d’ombre du passé. Adimi parle de constituer «une contre-archive» de la décennie noire, c’est-à-dire un contre-récit qui inclut les douleurs et les non-dits évacués des discours dominants.
Notons que cette exploration de la mémoire passe aussi par une réflexion sur les trous et les lacunes qui demeurent malgré tout. Le père de la narratrice, personnage pudique et taiseux, reste jusqu’au bout avare de confidences sur ses motivations ou ses sentiments. Dans une touchante mise en abyme, Adimi raconte comment, une fois le manuscrit achevé, elle l’a envoyé à son père dans l’espoir d’en apprendre davantage, de «combler les trous». C’est-à-dire quel est le rôle des militaires algériens dans le chaos? Mais celui-ci lui a simplement répondu: «Je n’ai rien à ajouter. Bonne chance à ton livre». Cette réponse, d’une sobriété désarmante, illustre la persistance du non-dit entre générations – certains silences demeurent impossibles à forcer.
Engagement politique et résistance
Le récit s’ouvre et se ferme sur des notes éminemment politiques au sens large, via les références littéraires choisies par Adimi. En exergue du livre figurent quelques vers percutants du grand Kateb Yacine, tirés d’un poème intitulé «Pour ne plus rêver»: «Ni mort ni meurtrier/Je dissimule nos pertes/À la joie ennemie». En reprenant dans son titre l’expression «joie ennemie», Adimi s’inscrit dans le sillage de l’auteur de «Nedjma», grand résistant de la plume. Ces vers signifient: ne pas donner à l’adversaire la satisfaction de nous voir souffrir. Ils établissent d’emblée le ton du livre – celui de la dignité dans l’épreuve. On comprend que, pour Adimi, écrire ce récit n’est pas seulement un acte intime, c’est aussi une façon de rendre hommage à une tradition d’engagement littéraire algérien (Kateb, Dib, Feraoun, Djebar…) qui a toujours lié l’écriture à la résistance. De même, en filigrane, la figure d’Albert Camus plane sur le texte (le premier mot du roman est «Alger», clin d’œil à l’auteur de «Noces»). Ces références inscrivent «La joie ennemie» dans un cadre intellectuel où littérature et politique dialoguent étroitement.
L’écriture elle-même devient un acte de résistance. Dans un contexte post-traumatique où beaucoup préfèrent oublier, son choix à elle est de se souvenir, et de témoigner. On peut y voir une démarche engagée, au sens où elle lutte par la parole contre l’amnésie et la terreur. Son livre vient briser un tabou persistant en Algérie: la difficulté, voire l’interdiction, à regarder en face les années 90. En osant raconter, de l’intérieur et sans fard, «le basculement de l’Algérie» dans la folie meurtrière, Adimi accomplit un geste citoyen fort. Elle offre sa contribution au débat mémoriel et historique en cours dans son pays, assumant une parole que nombre de sa génération n’osent pas toujours porter publiquement.
Enfin, l’engagement, c’est aussi celui de l’art face à la barbarie. On l’a évoqué: la peinture de Baya symbolise la lumière opposée à l’obscurantisme des militaires d’Alger. En effet, tout le roman est traversé par cette idée que la création (peindre, écrire, raconter) est la meilleure riposte aux forces de mort. Baya qui peint ses fleurs et ses figures féminines libres, Adimi qui couche sur le papier ce que d’autres voudraient taire – l’une et l’autre, chacune à sa manière, résistent. L’art et la littérature deviennent des refuges, mais aussi des armes subtiles pour reconquérir la joie confisquée par la guerre. «La joie ennemie» porte en ce sens un message profondément optimiste: face à la nuit de l’Histoire, il existe une flamme que rien ne peut éteindre, celle de la créativité humaine, du témoignage et du beau.
Sur l’auteure
Kaouther Adimi, figure montante de la scène contemporaine francophone, née en 1986 à Alger, s’est imposée parmi les voix les plus marquantes de la littérature contemporaine. Récompensée par de nombreux prix (notamment le Prix Renaudot des lycéens en 2017 pour «Nos richesses» (Seuil)), elle bâtit une œuvre où se croisent petite et grande histoires, entre l’Algérie et la France. Ses romans – de «L’Envers des autres» (Actes Sud, 2011) à «Au vent mauvais» (Seuil, 2022)– explorent avec finesse des thématiques comme la mémoire, l’exil, l’identité et le poids de l’histoire sur les destinées individuelles.
«La joie ennemie», Kaouther Adimi, 256 pages. Stock, collection «Ma nuit au musée», 2025. Disponible en précommande dans les librairies.












