Billet littéraire KS. Ep. 66. «1948. L’enfant et l’histoire du monde», d’André-Jérôme Gallego, ou les passagers du destin

L'écrivain André-Jérôme Gallego.

Au croisement de la fiction historique et de la méditation humaniste, le roman d’André-Jérôme Gallego s’ouvre dans un Maroc colonial où un prêtre espagnol et un jeune musulman voient leurs destins se lier. Par le jeu des réminiscences, il ramène le lecteur au voyage tragique du St. Louis, ce navire chargé de réfugiés juifs fuyant l’Europe nazie.

Le 31/10/2025 à 09h56, mis à jour le 31/10/2025 à 10h00

Le roman (éd. L’Harmattan, juin 2025) commence dans une Casablanca bruissante, à l’aube du premier jour de Ramadan. Le père Ignacio, religieux espagnol installé dans la ville, s’apprête à prendre le train pour Marrakech. Il se rend, par habitude, chez Brahim, un petit restaurant poussiéreux près de la gare, refuge discret des voyageurs matinaux et des solitaires: «Il avait toujours aimé ce coin-là de Casablanca, là où les rails frôlaient presque les ruelles, comme si le départ n’était jamais qu’à quelques pas».

Ce matin-là, pourtant, un grain vient perturber la routine: Didou, jeune cireur de chaussures, surgit, timide mais déterminé. L’auteur écrit: «Il posa son vieux coffret de bois au pied du prêtre, leva ses yeux sombres, et dit seulement: Monsieur, vos souliers ont besoin de route

Ce geste minuscule, cet échange sans solennité, constitue le premier fil d’une relation inattendue. C’est le début d’un compagnonnage intergénérationnel et interreligieux où la générosité s’exprime dans des gestes ordinaires, préfigurant la portée universelle du livre. Ignacio, sensible à la fragilité du jeune garçon, accepte, et Didou se met à l’ouvrage. Bientôt, la conversation s’esquisse; un pont s’érige entre eux: «On ne choisit pas toujours ses rencontres, mais Dieu, lui, choisit nos regards», murmure le prêtre, comme s’il parlait pour lui-même.

La mémoire comme fardeau: retour vers 1939

Très vite, le récit bifurque, se dilatant vers un passé obsédant: l’année 1939, la mer Atlantique, le navire St. Louis. Gallego installe dès les premières pages une construction alternée: le calme fragile de la Casablanca coloniale dialogue avec la tempête historique de l’Europe qui s’effondre.

L’évocation du St. Louis n’est pas seulement contextuelle. Elle constitue le cœur moral du livre. Sur ce bateau, 937 juifs allemands, fuyant l’enfer nazi, espèrent trouver refuge. Cuba d’abord, puis les États-Unis, enfin le Canada: tous refusent l’accostage. Une phrase résonne comme un verdict: «Les nations fermaient leurs ports comme on ferme les paupières: pour ne pas voir.»

La tragédie historique se transforme en tragédie narrative. André-Jérôme Gallego, né à Casablanca, encadre l’événement comme une blessure ouverte que le monde n’a jamais vraiment pansée. L’ironie macabre est rappelée par un personnage secondaire du roman, survivant du voyage: «Nous étions assez nombreux pour remplir un cimetière, mais pas une promesse.» Ceux qui seront renvoyés vers l’Europe finiront, pour nombre d’entre eux, dans les camps de la mort. L’histoire se referme, implacable, avec le bruit sourd des portes closes et des frontières murées.

Deux temporalités, une même question: qui accueille l’autre?

L’alternance entre 1939 et 1948 ne relève pas seulement du procédé narratif; elle structure une réflexion sur la transmission du trauma et l’obligation morale de s’en souvenir. À Casablanca, Didou devient dépositaire d’un récit auquel il n’appartient pas directement. Le prêtre, hanté par les images du St. Louis — auquel il est lié par des circonstances que le roman dévoile progressivement — se met à raconter.

«Il faut qu’un enfant sache ce que les hommes oublient», dit Ignacio, dans un moment d’intense gravité. Didou écoute, fasciné, sans comprendre encore la portée du témoignage. La naïveté du garçon sert de contraste à la lucidité douloureuse du prêtre.

L’enfant, figure littéraire de la pureté et de l’avenir, devient médium de mémoire. Sa présence rappelle au lecteur que la responsabilité historique ne s’éteint jamais; elle circule, silencieuse, entre générations.

Gallego fait de cette dualité une respiration: chaque retour dans le passé appelle un retour dans le présent, chaque réminiscence éclaire une rencontre, une parole, un geste.

Tolérance religieuse et fraternité incarnée

L’un des ressorts les plus subtils du roman est la manière dont il traite la coexistence religieuse. Casablanca, ville carrefour, abrite alors musulmans, juifs, catholiques, Européens, Marocains, Levantins. Dans cette mosaïque, le duo formé par Ignacio et Didou devient symbole miniature d’une fraternité possible.

Lors d’une scène marquante, dans la salle vide du restaurant, Ignacio chuchote une prière avant de rompre son jeûne chrétien tandis que Didou, respectueux, observe sans bruit. «Le Ramadan, mon fils, est une école du cœur», glisse le prêtre. Didou sourit: «Et vous, monsieur, vous êtes un élève qui travaille dur

Ces échanges, simples et tendres, incarnent une pédagogie sensible. Il n’y a pas ici de discours; il y a des regards, des silences, des gestes. L’hospitalité, valeur religieuse commune, devient pivot narratif. Le roman ne prêche pas la coexistence: il la montre.

Un humanisme lucide: les larmes des enfants

Le projet moral de Gallego prend toute sa mesure dans une phrase bouleversante, citée dès les premières pages: «Les larmes d’un enfant d’Irak, de Libye, de Syrie, d’Afrique, d’Asie ou d’ailleurs ne valent pas moins que les larmes d’un enfant de Toulouse.» Ainsi, l’auteur inscrit son roman dans le temps long des tragédies humaines, reliant l’exode juif d’hier aux exodes contemporains.

Ce geste rhétorique n’est pas gratuit; il rappelle que l’indifférence des nations n’a pas disparu. Le St. Louis devient matrice symbolique: hier comme aujourd’hui, des bateaux chargés de vies dérivent vers l’inconnu. Des familles frappent aux frontières. Des enfants attendent, invisibles, que des adultes décident.

Dans une scène poignante, Didou demande: «Pourquoi personne ne les a laissés descendre?» Ignacio répond: «Parce que beaucoup d’hommes préfèrent la peur au courage, et que l’humanité, parfois, oublie son nom.» La sobriété du dialogue suffit. Le roman n’a pas besoin d’insistance: il laisse l’innocence poser la question que l’Histoire évite.

Le St. Louis, ou l’allégorie du refus

La puissance du livre tient à sa capacité à transformer un épisode historique en parabole. Le navire devient métaphore universelle de la frontière morale. Gallego écrit: «On ne se souvient pas des capitaines qui ont voulu sauver, mais de ceux qui ont refusé de voir; les portes claquent plus fort que les bras qui s’ouvrent.»

En cela, l’œuvre rejoint une tradition littéraire qui interroge l’hospitalité et la culpabilité collective, rappelant «Le Voyage des damnés» de Gordon Thomas. Mais ici, l’objectif n’est pas documentaire: il est spirituel. Le roman ne raconte pas seulement des faits; il raconte ce que les faits font aux hommes.

Un roman de veilleur

Ce récit, dense mais pudique, refuse le ton péremptoire. Il choisit la nuance, l’intime, l’allégorie. Il raconte la rencontre entre un enfant et un prêtre, mais derrière eux, il raconte le monde: ses choix, ses fuites, ses oublis. Par la construction en diptyque, par l’entrelacement des voix, par la poésie du détail, Gallego offre un texte où la fiction sert de mémoire vive.

Dans les dernières pages, Ignacio murmure: «Souviens-toi de ceux que le vent n’a pas portés.» Didou, qui ne comprend pas encore toute la gravité de cette injonction, répond: «Je n’oublierai pas, père.» C’est là, sans doute, que réside la force du roman: dans ce passage du témoin que tout enfant, qu’il le sache ou non, porte déjà.

Roman de la mémoire contre l’oubli, roman du regard porté sur l’autre, il rappelle qu’entre Casablanca et l’Atlantique, entre 1939 et 1948, entre l’enfant et le vieil homme, circule une seule exigence: rester humain lorsque l’Histoire pousse au contraire.

En suivant ces deux destinées parallèles, le lecteur comprend que les naufrages ne sont pas seulement maritimes; ils sont moraux. Et que les ports qui se ferment sont toujours moins dangereux que les consciences qui se ferment.

«1948. L’enfant et l’histoire du monde», André-Jérôme Gallego, 164 pages. L’Harmattan, 2025. Prix public: 169 DHS.

Par Karim Serraj
Le 31/10/2025 à 09h56, mis à jour le 31/10/2025 à 10h00