Vicissitudes

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueJe vous laisse deviner ce qui reste aux habitants de ce beau pays qu’est la France pour avoir un petit peu de joie.

Le 15/05/2023 à 10h59

Il est des petits bonheurs qui vous font oublier les vicissitudes de la vie quotidienne. Une rencontre, une bonne nouvelle, un ami qui est sauvé, un projet qui aboutit, un de vos enfants qui réussit ses concours, un café de bonne qualité partagé avec un ami tôt le matin sur la terrasse ensoleillée, un peu de silence autour de vous, une musique qui vient à vos oreilles, des moineaux qui cherchent des miettes de pain, le sourire d’une inconnue, ce sont des «petits riens» qui font beaucoup de bien. Ils rendent la vie agréable, facile à vivre.

Par les temps qui courent, partout où nous allons, nous en avons de plus en plus besoin. Car, en ce moment, quelque chose d’incompréhensible traverse les relations humaines, d’autant plus que derrière les sociétés de service, ce ne sont plus des personnes qui vous répondent, mais des machines entêtées, stupides, inhumaines. C’est le début de la violence. C’est la fin de la parole et des émotions. Quelques exemples:

- Un chauffage qui tombe en panne quand il fait moins zéro; la société avec laquelle vous avez signé un contrat de maintenance et de réparation est en fait un téléphone où une voix métallique vous répond en vous demandant d’appuyer sur le 1, puis sur le 2, puis sur le 3, sur dièse et ensuite, la même voix vous dit «désolée, mais tous nos techniciens sont occupés; rappelez plus tard». Le froid est une morsure qui vous déprime. Vous ne pouvez rien faire, ni travailler, ni dormir. Vous subissez, attendant que le technicien pense à venir réparer la panne.

- Un ascenseur ne fonctionne plus. Vous habitez au sixième étage, monter les courses ou les valises à pied est une épreuve. Vous appelez la société de dépannage qui affiche un numéro avec la mention 7j/7. Vous composez le numéro, une autre voix métallique, probablement la même, vous tourne en bourrique en vous faisant appuyer sur des chiffres. Puis, plus rien. Au bout d’une bonne demi-heure, quelqu’un vous prend au téléphone. Une voix d’homme, ce n’est pas un Français de souche. Accent maghrébin ou sénégalais. Le monsieur est plutôt gentil. Il vous dit qu’il a noté votre réclamation et qu’un technicien ne va pas tarder à passer.

Vingt-quatre heures plus tard. Rien. Pas de réparateur. De nouveau vous appelez. Le même cirque. La voix métallique. Les chiffres. Puis plus rien.

Les grandes sociétés de réparation et d’intervention sous-traitent à des sociétés plus petites, lesquelles font travailler des immigrés plus ou moins formés.

Le réparateur de l’ascenseur est arrivé après cinq jours de réclamation. Il est polonais et ne parle pas un mot de français! On prie afin qu’il ne se trompe pas dans ses manipulations.

- Un problème de plomberie. Là, ce n’est pas la peine. Si c’est une petite affaire, le gars ne va pas se déplacer et vous restez avec votre robinet qui coule. Vous demandez aux copains. Certains sont bricoleurs ou connaissent un Égyptien qui travaille au noir. Vous finissez par réparer le problème et vous êtes tenté d’embrasser la tête du réparateur égyptien.

- Votre fils se fait agresser par des voyous. Il a le bras et le poignet cassés. Après l’hôpital, vous vous rendez au commissariat du quartier pour déposer plainte. La police commence par vous décourager. «Vous savez, nous avons des milliers de plaintes et les tribunaux sont encombrés. On nous a demandé d’alléger nos dossiers… votre fils l’a échappé belle, les coups n’ont pas touché la tête!» Heureusement. Vous baissez la tête et vous vous en allez en faisant très attention en traversant la rue.

- Vous avez un problème de santé, si c’est urgent, sachez que vous attendrez toute la journée et parfois la nuit dans un couloir avec des courants d’air qu’un médecin s’occupe de votre état. Il y a pénurie d’urgentistes. Dernièrement, un malade est mort au bout de vingt heures d’attente.

Si c’est pour prendre rendez-vous à l’hôpital avec un médecin spécialiste, sachez que vous aurez au bout du fil la fameuse voix métallique qui finira par vous diriger vers le service et là, une secrétaire vous prend et vous demande de patienter; elle revient et vous dit «les rendez-vous avec le Professeur L. sont complets pour trois mois. Voulez-vous prendre rendez-vous quand même?»

Vous dites oui, et vous espérez qu’on vous rappelle parce qu’un patient s’est décommandé ou est mort entre temps.

- L’autre jour, la mère d’un enfant épileptique est venue témoigner à la télévision: le médicament essentiel antiépileptique manque en France depuis des mois. Son fils risque de mourir d’un moment à l’autre. Sa voix est suffoquée par les pleurs à l’idée de perdre son fils.

Un pharmacien montre les tiroirs de son officine, à moitié vides. Il dit: «Il n’y a pas que ce médicament qui manque, il y en a d’autres, et malgré nos protestations, les autorités promettent et on ne voit rien arriver. Nous sommes dans un pays sous-développé!» (Voir cette émission «C à vous» sur France 5, le 11 mai 2023).

- Chaque année, aux Restos du Cœur, plus de dix-sept millions de repas sont distribués aux nécessiteux, qui sont au nombre d’un million trois cent mille personnes. Leur nombre augmente chaque année. La pauvreté est une réalité qui touche 10% de la population française.

- Après une usurpation d’identité (ça arrive souvent), un malheureux, dépouillé de tout ce qu’il possédait en banque, s’est vu poursuivre par les services fiscaux pour payer les impôts sur les sommes qui lui ont été dérobées.

Pas de pitié. Un malheur n’arrive pas seul.

- Erreur judiciaire. Un homme a passé vingt et un ans en prison, clamant jour et nuit son innocence. Le hasard fit que le coupable fut arrêté. L’innocent fut libéré. Vingt et un ans d’une vie confisquée. L’État l’a dédommagé: le SMIG (1383,20 euros) durant douze mois. Une insulte. Petite remarque: il est d’origine algérienne.

- Des vingt-sept États formant l’Union européenne, la France a le nombre de jours de grèves le plus élevé ainsi que les jours de manifestations, empêchant le pays de fonctionner normalement. Un chef syndicaliste n’a-t-il pas déclaré: «Nous mettrons l’économie du pays à terre»; un autre, sans le moindre humour, a dit: «Nous ferons la grève d’abord, nous négocierons après». Une petite particularité: les grèves des trains et des avions ont très souvent lieu au moment des départs en vacances de millions de citoyens.

Je vous laisse deviner ce qui reste aux habitants de ce beau pays pour avoir un petit peu de joie.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 15/05/2023 à 10h59