Une question cruciale: qu’est-ce qu’une nation?

Fouad Laroui.

ChroniqueCurieusement, c’est peut-être Ibn Khaldûn (1332-1406) qui est le plus actuel. La nation devenant évanescente, c’est la ‘asabiyya qui revient. Les Insoumis, en France, ou les partisans de Trump, aux États-Unis, se vivent comme des tribus, unies par l’esprit de corps.

Le 24/07/2024 à 11h30

Pourquoi cette question? Pourquoi maintenant?

C’est en regardant à la télévision une scène furtive, qui s’est déroulée il y a quelques jours à l’Assemblée nationale française, que je me la suis posée. Lors du vote qui s’était tenu pour désigner le président de l’Assemblée, un certain Flavien Termet, benjamin de l’hémicycle et député du Rassemblement National (encore cet adjectif…), s’était placé à côté de l’urne en tant qu’assesseur. L’usage républicain veut qu’on serre la main de chacun des assesseurs quand on vient déposer son bulletin dans ladite urne; mais plusieurs députés de gauche ont refusé de faire ce geste de simple courtoisie. Parmi eux, l’écologiste Sandrine Rousseau, le socialiste Olivier Faure ou encore l’insoumis Sébastien Delogu. Ces gens-là ont-ils encore le sentiment qu’ils font partie de la même nation?

Comme je l’ai dit il y a quelques semaines à l’occasion des législatives, je m’interdis, n’étant pas Français, de porter le moindre jugement sur ce qui se passe dans l’Hexagone. Mais il s’agit ici d’autre chose, qui est de nature sociologique, qui dépasse le cas français et qui doit nous amener à réfléchir sur l’évolution de notre propre pays.

Autre exemple. Donald Trump a été victime d’un attentat, qui a été unanimement condamné. Mais n’est-ce pas ce même Trump qui a introduit dans le débat politique un langage d’une grande violence à l’égard de ses adversaires? N’a-t-il pas fait montre d’une complaisance certaine à l’égard des émeutiers qui prirent d’assaut le Capitole le 6 janvier 2021? Là aussi, on a l’impression qu’il n’y a plus une seule nation aux États-Unis, mais au moins deux: celle des partisans du grand blond à la mèche rebelle -et tous les autres, plutôt bruns, basanés, noirs, sémites…

Le Pledge of Allegiance que tout enfant américain apprend par cœur dit pourtant: «Je jure allégeance au drapeau des États-Unis d’Amérique et à la République qu’il représente, une nation unie, etc.»

Ce délitement de la nation avait d’ailleurs été parfaitement illustré en 1993 par le film Falling down de Joel Schumacher dans lequel Michael Douglas jouait le rôle d’un homme blanc de la classe moyenne qui se rendait compte, au cours de multiples incidents, que son Amérique -«une nation unie sous l’autorité de Dieu, indivisible…» -n’existait plus. La boucle ouverte en 1915 avec Naissance d’une nation, le film de D. W. Griffith, s’était refermée.

À la question qui donne son titre à ce billet, plusieurs réponses ont été données au cours des siècles.

Celle d’Ibn Khaldûn, même s’il ne traite pas stricto sensu de nation, est la suivante: l’esprit de corps (la fameuse ‘asabiyya) accomplit l’unité sociale en dirigeant la violence vers l’extérieur, vers les tribus ennemies. Quand l’esprit de corps s’affaiblit -c’est ce qui se produit dans les sociétés étatiques et non plus tribales-, l’autorité politique doit diriger la violence vers l’intérieur pour réguler l’agressivité naturelle, afin de préserver l’unité sociale, c’est-à-dire (en termes modernes) l’idée de nation.

Plusieurs siècles après le génie andalou, Ernest Renan définissait en 1882 la nation comme «une âme» et «un principe spirituel», en distinguant deux temporalités: l’âme renvoie au passé (souvenirs de faits d’armes glorieux, traditions, patrimoine…), le principe spirituel concerne le présent: c’est le désir de vivre ensemble, d’envisager un avenir commun. «Une nation se résume (…) dans le présent par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune», écrivait-il.

Enfin, exactement un siècle après Renan, Benedict Anderson montra dans un livre désormais classique (Imagined communities, 1983) que l’idée de nation n’avait rien de naturel. Elle émerge par la conjonction de facteurs historiques, comme l’apparition du capitalisme marchand et l’invention de l’imprimerie (qui permet de lire les mêmes romans et les mêmes journaux de Lille à Marseille ou de Tanger à Dakhla). Ainsi naissent ces «communautés imaginées» que sont les nations. (Elles sont dites «imaginées» dans ce sens précis: un citoyen de Tanger et un autre de Dakhla peuvent se sentir unis dans la même nation même si, dans les faits, «en vrai», ils ne se rencontreront jamais.)

En réfléchissant aux idées d’Ibn Khaldoun, de Renan ou d’Anderson, on commence à comprendre ce qui est en train de se passer sous nos yeux.

[Anderson] À cause d’Internet et de la mondialisation, on ne lit plus les mêmes journaux ou les mêmes romans, et on ne regarde plus les mêmes films, au même moment, dans une aire géographique donnée. Il devient donc difficile d’imaginer que nous formons, dans cette aire géographique, une communauté.

[Renan] À cause de la mondialisation et de la formation de grands blocs (l’Union européenne, par exemple), le «désir de vivre ensemble, d’envisager un avenir commun» s’estompe. Qu’est-ce qu’un Portugais a en commun avec un Letton?

Curieusement, c’est peut-être Ibn Khaldûn (1332-1406) qui est le plus actuel. La nation devenant évanescente, c’est la ‘asabiyya qui revient. Les Insoumis, en France, ou les partisans de Trump aux États-Unis, se vivent comme des tribus, unies par l’esprit de corps, et qui accomplissent leur unité en dirigeant la violence vers l’extérieur, vers les autres «tribus», vues comme ennemies. On comprend alors que Sébastien Delogu ait refusé de serrer la main de Flavien Termet et ait même eu une attitude menaçante envers lui. On comprend la violence verbale de la tribu de petits Blancs déclassés qui se regroupent derrière le panache blond de Trump et sa bannière MAGA (’Make America Great Again’).

Qu’est-ce que tout cela signifie pour nous?

Eh bien, ce billet -mon cinq centième- est déjà trop long. La suite au prochain numéro, comme on dit. Mais vos commentaires sont d’ores et déjà les bienvenus.

Par Fouad Laroui
Le 24/07/2024 à 11h30

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Le cadre conceptuel de cette question autour de la nation est réduit à un simple incident au perchoir (!) Est-ce que De Gaulle serre la main à Pétain ? Ont-ils la même définition de la nation ? Pour l’extrême droite, la république n’est qu’un régime. La vraie question, est-ce que ce parti est démocratique ? la préférence nationale est un vocabulaire si grave qu’à mon avis, ne relève pas de la liberté d’expression. Un travailleur étranger paie les mêmes impôts qu’un travailleur national ; et au retour, n’auront pas les mêmes droits ?! la préférence nationale est la négation de l’État de droit. Sébastien Delogu refuse de serrer la main à celui qui faisait le pied de grue, certes, mais sans se montrer menaçant. SVP revisionnez la séquence.

Les définit. classiques de la nation st toutes deven. caduques. A l'ère de la mondialis. et de la sté liquide,le concept d'unité basé sur la territorialité, l'hist., un certain nb de détermin. anthropolog. parle de - en - aux masses. On est à l'ère des gds ensembles basés sur la croyance,une idéolog. et mode de vie partagés, une représent. du monde qui transcende le reste. Le"nous vs eux" reste la forme la + efficace d'unité car elle permet de projeter tte sa fragilité et son ombre sur 1 ennemi parfaitement désigné. Aujourd, le paradigme dominant c un "eux" essentiellement idéel par lequel on définit indirectement le nous. 2 medec. bourgeois francoph., amateurs de vin, laïcards , de paris et de casa st + proches que le medecin de casa avec un instit. relig, araboph,traditionnel de taounat

j invite modestement SI LAROUI a pousser l analyse du concept de LA NATION dans une autre chronique selon une approche coranique en decortiquant ce texte sacre et divin car le contexte marocain multiculturel se prete a cette analyse enfin qu en disent les sociologues et les historiens

M. Abdallah, Quand vous qualifiez un texte, quel qu'il soit, de 'sacré et divin', vous mettez fin à toute discussion. Il n'y a plus rien à dire.

Salam.Lorsqu'on écoute ou lit qqn, on a tendance a se concentrer sur ou analyser ce qu'il dit . On croit que le langage a une pureté mathématique, or rien n'est neutre. C'est une très grande erreur car ds tout ce qu'affirme un individu , il y a deux dimensions inconscientes et déterminantes que l'on occulte. Les causes psychologiques de ce qu'il avance er surtout la composante métaphysique de ses paroles.Il faut toujours décortiquer n'importe quel discours selon un filtre psychologique, métaphysique et heuristique (sources, référentiel, méthode, cadre de pensée, paradigme ou croyance du locuteur). Vous demandez a Si Laroui d'utuliser l'heuristique coranique mais qui vous dit qu'il opère et raisonne dans celui-ci ou qu'il le considère supérieur a son heuristique scientiste, rationnaliste ?

M. Laroui: you are right when you say that tribal instincts are back. There are many reasons for this state of affairs. You have not mentioned the most important one: immigration. When people have the impression that new and massive immigration is diluting their nation, they forsake it and fall back on their tribe. It's somehow logical.

Mr. Laroui, if you’re wondering why, nowadays, people act the way you’ve described so pointedly in your opinion piece, it’s simple: Whether they’re American, French or Portuguese, the feeling remains the same. They’re under the impression that they’re left behind, and that the system they were taught to trust is irremediably rotten, and has failed them miserably. Therefore, the same system that was supposed to protect them, regardless of their social status, is set to benefit only a few! In a way, their frustration is understandable; although it doesn’t justify the attitude, nor the actions, of the leaders they believe would save them from an imagined decline; or whatever disastrous outcome they may see coming! And that deep feeling is what explains the awakening of old tribal instincts!

Merci pour vos analyses toujours pertinentes.

Le comportement de ces députés du NFP qui ont refusé de serrer la main à leur jeune collègue du RN est lamentable ! Ce jeune parlementaire s’est montré plus sage et , surtout,plus éduqué qu’eux !

Bonjour Monsieur Driss. Ce ne sont pas des Français lambda. Ce sont des représentants élus de la nation! Les Marocains qui ont subi le mépris et la haine de Français, ont dans ce spectacle, la preuve qu'ils se méprisent et se haïssent aussi entre eux. Blaise Pascal, une référence française, disait bien dans ses célèbres "Pensées": "Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre". Cordialement

Ses analyses sont toujours pertinentes et donnent la possibilité de réfléchir au lieu de s'arrêter uniquement de penser.

La nation est une fiction inventée pour faire coexister des gens différents au sein d'un État dont la constitution a été le résultat de facteurs aléatoires . Tant que les différences n'étaient pas abyssales il était relativement aisé de réussir l'amalgame. Des que les fossés deviennent béants la tâche devient plus ardue . Les mécanismes démocratiques (les élections à la proportionnelle, les corporatismes , les divers moyens de consultation , la démocratie participative) deviennent alors nécessaires pour maintenir l'unité .

Merci pour cet excellent cours. Je saisis maintenant la nuance entre 'nation' et 'pays'. Vos étudiants ont de la chance d'avoir un professeur aussi clair.

500ème billet?! Félicitations ! ça se fête ça. Qu'est ce qu'une nation ? La réponse est très compliquée. Avant c'était clair ce que ça voulait dire une nation. Aujourd'hui, avec la mondialisation, on parle de village mondial, et bien que c'est supposé nous unir, on n'a jamais été aussi divisés. Espérons que ça changera. Parfois un fait anodin a le pouvoir de changer le cours de l'histoire et nos relations respectives en tant que citoyens. L'effet papillon va arranger ça.

Bjr professeur! La nation,à mon humble avis,est ce sentiment d'appartenance d'un individu à un groupe donné.Un tel se dit appartenir à une nation (l'Espagne par exemple),cela veut dire:il parle l'epagnol ou pas,il adore son patrimoine,il pense à son pays même s'il en est loin,il aide ledit pays d'une manière ou d'une autre,il ne renie pas ses origines même s'il a une autre nationalité,il défend sa patrie au moins moralement,etc...Finalement,la nation c'est des petits éléments qui s'inscrustent sur la peau et il est très difficile de s'en séparer.Bravo pour toutes vos 500 chroniques très instructives.Merci de rappeler à certains oublieux ce qu'est la nation.

Pour nous KMGF (Keep Morocco Great Forever ) 🇲🇦👍 Félicitations pour le 500 ème Billet TOP 👍 On espère lire le 1000 ème !!! MERCI

un cercle (une nation) est défini par son centre (le chef),sans chef il n'ya pas de nation,bien sûr il faut respecter les traditions des tribus pour l'histoire ,par exemple la langue amazighia est reconnue dans la constitution marocaine,les libertés de circuler et de faire des affaires sont à respecter ,mais alors ici au maroc,les obscurantistes veulent imposer l'islam comme politique,alors que l'islam est la croyance de tous les marocains sans distinction aucune,l'islam c'est la croyance en Allah,unique,et non pas adorer un parti politique ,l'exemple de l'urss disparue ,urss prise comme exemple à suivre par les communistes marocains,les voilà devant Poutine qui baigne dans la corruption,les islamistes obscurantistes qui ont crée daesh pour tuer ,violer,voler au nom de l'islam

Merci pour votre billet, je l'ai beaucoup apprécié parce que pertinent, et j'attends impatiemment la suite. Toutefois, permettez-moi de noter qu'au lieu de : ''(qui permet de lire les mêmes romans et les mêmes journaux de Lille à Marseille ou de Tanger à Dakhla)'', il est mieux indiqué de mentionner : ..... ''de Tanger à Lagouira.'' Sans rancune aucune Mohammed

"Les Insoumis, en France, ou les partisans de Trump aux États-Unis, se vivent comme des tribus, unies par l’esprit de corps, et qui accomplissent leur unité en dirigeant la violence vers l’extérieur, vers les autres «tribus», vues comme ennemies." Pour ce qui se passe en France, je dirais que "la tribu" des Insoumis refuse le "2 poids 2 mesures" Elle l'a exprimé en participant à la marche contre l'islamophobie, à sujet du soutien inconditionnel apporté aux dirigeants israéliens. Ils veulent instaurer une France authentiquement universaliste. Cette tribu est humaine.

Lumineux, monsieur Laroui. Merci. On attend la suite...

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