L’excellent mensuel Harvard Business Review, qui a fêté l’an dernier son centenaire, vient de consacrer un numéro spécial (The best of HBR, summer 2023) à ce qu’on appelle en psychologie «le syndrome de l’imposteur».
Il s’agit du sentiment pernicieux qui tourmente certaines personnes dont la réussite éclate aux yeux de tous mais qui doutent, au fond d’elles-mêmes, de leur compétence et de leurs capacités.
Ce doute persiste malgré les succès professionnels. Il y a donc contradiction entre la perception qu’ont les autres de cette personne (compétente, «à la hauteur», à la réussite indéniable) et la façon dont elle se perçoit elle-même.
L’une des conséquences de ce syndrome est que celui qui en est frappé vit avec la peur constante d’être démasqué par ses collègues, ses subordonnés ou son entourage familial. Il aura alors tendance à travailler plus dur que nécessaire pour (se) prouver qu’il mérite son succès.
Quand j’étais jeune ingénieur à l’OCP, un de nos collègues était réputé pour son ardeur au travail. Il arrivait tôt le matin, restait au bureau jusqu’à la tombée de la nuit, rentrait chez lui avec des dossiers sous le bras, travaillait pendant le week-end, seul dans son bureau du siège… Nous admirions un tel dévouement à l’entreprise. Je me demande maintenant s’il ne souffrait pas plutôt du fameux syndrome.
À long terme, ce comportement peut conduire à un état permanent d’anxiété, parfois à la dépression. La lecture en 1992 de l’autobiographie de Louis Althusser, intitulée L’avenir dure longtemps, m’avait éclairé sur ce syndrome. J’admirais Althusser le philosophe, dont je lisais avec intérêt les ouvrages; et voilà que j’apprenais qu’après chaque publication il entrait, sous un nom d’emprunt, dans une maison de repos pour soigner une profonde dépression déclenchée par l’angoisse d’être débusqué comme charlatan, fumiste, faux intellectuel…
D’autres biographies (Disraeli, Churchill…) m’ont appris que beaucoup de « grands hommes » souffraient de ce syndrome. Vous aussi, cher lecteur, vous en souffrez s’il vous arrive de douter, d’avoir l’impression de ne pas être à votre place, s’il vous arrive de manquer de confiance en vous, et surtout si ces doutes deviennent chroniques et vous minent.
Mais ne vous inquiétez pas! En effet, voici ce que toutes ces lectures m’ont appris: ceux qui souffrent du syndrome de l’imposteur… n’en sont pas. Althusser était un penseur profond, qu’on soit d’accord avec ses idées ou non; Benjamin Disraeli fut un grand homme d’État, très apprécié par la reine Victoria, et accessoirement un romancier à succès; quant à Churchill, nous rappelions dans ces colonnes la semaine dernière qu’il avait été choisi par les Anglais comme le plus important personnage de leur Histoire, devant Newton, Shakespeare et Darwin…
Le corollaire de ce qui précède est amusant. Vous savez qui ne souffre jamais du syndrome de l’imposteur? Les vrais imposteurs.
Et c’est pourquoi des benêts incompétents se pavanent dans nos rues ou dans nos assemblées, «claquent» une fortune dans le mariage de leurs enfants, roulent en limousine dans les sentiers crottés des patelins dont ils sont les élus, etc. Tout ça parce qu’ils ne doutent jamais, eux. Au lieu de se retirer, rongés d’inquiétude, ils s’affichent.
Appelons-les collectivement « H’mida ». Inutile de recommander à H’mida la lecture du numéro spécial de Harvard Business Review. D’abord, il ne lit pas; ensuite, H’mida ne se considère pas comme un imposteur, puisqu’il en est un. Il est de ceux dont on dit chez nous, pour stigmatiser leur impudence et l’absence totale de vergogne qui les caractérise: «Est-ce là ton visage ou ta nuque?»
Mon frère en rencontra un jour un beau spécimen. Lorsqu’il lui demanda en quoi consistait son travail d’élu local, H’mida lui récita la liste des villes jumelées avec la sienne de par le vaste monde: «J’ai visité le bazar de K*; j’ai acheté un beau costume à N*; j’ai roucoulé avec une chinouia à O*…»
En voilà un qui a parfaitement compris ce que le peuple attend de lui.
Je propose donc de nommer «syndrome de H’mida» cette affection psychologique qui frappe certains de nos concitoyens: totalement incompétents, ils ne le savent pas, ne doutent de rien et vont crânement de l’avant.
Qui sait? Le syndrome de H’mida fera peut-être un jour la une de Harvard Business Review.