Cette histoire a commencé en 1961, j’allais sur mes neuf ans, j’étais à Marrakech où je passais les vacances scolaires chez ma tante.
Mon oncle, son mari, était un original qui avait des ressources pour tirer immoralement son épingle du jeu. L’occasion s’était présentée de nombreuses fois pour faire de lui un excellent aigrefin, mais il ne mangeait pas de ce pain. Il était diablement généreux et il parlait bien. L’homme, qui ne roulait pas sur l’or, s’habillait avec une certaine recherche. Il dénichait les plus belles nippes au marché aux puces et leur redonnait dans l’instant une affriolante jeunesse. Il avait de l’entregent. C’était cela son incommensurable richesse. Il était né dans le quartier le plus pauvre de Marrakech, mais il avait de belles manières qu’il cultivait soigneusement. Cela lui conférait une certaine distinction. Et il savait se servir de ses poings en cas de besoin, mais il était surtout romantique et rêvait d’aller reposer pour son dernier sommeil à Saint-Louis, dans le Missouri.
J’ai repensé à tout cela avec une grande émotion lors de l’inhumation de Joséphine Baker au Panthéon le 30 novembre dernier. J’étais avec les badauds qui s’étaient entassés le long de la rue Soufflot dans la capitale française. Les gens avaient accouru des quatre coins de l’Hexagone pour rendre un ultime hommage à cette grande dame. Je n’étais pas dans la foule, quant à moi, pour les mêmes raisons, mais je n’aurais pas pu être ailleurs ce jour-là. J’avais tout mis de côté pour être présent et saluer par procuration… la mémoire de mon oncle qui le premier m’a parlé de cette dame iconoclaste un jour de 1961!
Il avait fait de la figuration dans L’homme qui en savait trop et travaillé comme agent de surveillance à Essaouira sur le film que Welles a tiré de l’œuvre de Shakespeare. Mais c’est surtout de Joséphine Baker qu’il me parlait pendant des heures.
Mon oncle m’aimait comme le fils qu’il n’avait jamais eu. Il me parlait de choses qui lui importaient et de ce qu’il aurait aimé faire si le sort avait été plus clément avec lui. Je ne fus pas long à comprendre, dans ce fatras d’histoires qu’il me jetait à la figure, que Joséphine Baker était son sujet de prédilection et qu’il aurait tout donné pour la retrouver et vivre avec elle le reste de sa vie, quelque part à Saint-Louis. Il songeait à elle en permanence.
«Il me parlait de Joséphine comme si j’avais été en mesure de comprendre la passion qu’il éprouvait pour elle.»
Je ne savais rien sur la femme qui avait quitté son pays et qui s’était dirigée vers la France, mais je ne demandais qu’à savoir. Mon oncle l’avait fort bien connue et il voulait que je le sache, comme si cela était de la plus haute importance. Que pouvais-je pour lui? Que pouvait un gamin de neuf ans?
Il me parlait de Joséphine comme si j’avais été en mesure de comprendre la passion qu’il éprouvait pour elle. S’était-il mis en tête que j’allais pouvoir me battre pour lui ou perpétuer sa mémoire quand il ne serait plus là?
Il écoutait ses chansons et me les faisait découvrir une à une. Il m’apprenait à répéter certains couplets. Il rangeait les disques et des colifichets qui avaient appartenu à la grande dame dans une vieille malle.
Il faisait mine de se fâcher quand je ne répétais pas convenablement ou quand, par malheur, j’écorchais un mot. Il tordait son visage dans une vilaine grimace qui faisait craindre le pire, mais il était beaucoup trop bienveillant pour se fâcher vraiment contre moi. Il avait la bonté dans le sang, même s’il pouvait être sujet à d’inexplicables sautes d’humeur.
Après avoir écouté les chansons de la diva, nous buvions un verre de thé à la menthe en hommage à Joséphine. Mon oncle devenait grave l’instant d’après et se demandait où pouvait bien être cette femme qui avait confisqué son cœur et hypothéqué sa raison.
En 1961, Joséphine avait cinquante-cinq ans et n’était plus la célèbre diva qu’elle avait été, mais mon oncle refusait de croire, avec une obstination qui confinait à la folie, qu’elle avait commencé à prendre la pente qui allait la conduire vers la misère la plus noire. Il me parlait d’elle comme si elle était encore la gloire du music-hall. Il me rappelait sans cesse qu’elle avait quitté son pays en 1925, à l’âge de 18 ans, pour aller vivre dans le Paris désinvolte des années folles, car elle n’en pouvait plus du racisme et de la violence qui régnaient alors en Amérique.
Il n’était pas rare qu’il se lance dans quelques pas de danse pour imiter celle qu’il considérait un peu comme son égérie. Il était persuadé qu’il allait se retrouver un jour nez à nez avec cette muse et qu’il allait la faire virevolter comme il le faisait depuis des années dans ses rêves.
Il était léger sur ses jambes, et très gracieux, il dansait merveilleusement bien.
Il avait conservé un billet dans lequel Joséphine lui jurait un amour passionné. Mais était-ce bien elle qui avait écrit ce mot comme il le soutenait? Il avait une fois menacé de ses poings un Américain de Saint-Louis de passage à Marrakech. L’infortuné était un gentil homme qui écrivait un livre sur Joséphine et qui avait décidé d’aller sur ses traces en France ainsi qu’au Maroc où la star avait séjourné pendant la guerre. Quelqu’un lui avait parlé de mon oncle. C’est ainsi que les deux hommes se sont rencontrés dans un petit bar qui existait à l’époque, dans le quartier de l’Hivernage, qui est devenu aujourd’hui une boutique de fringues adossée à un hôtel de luxe. La conversation entre les deux hommes a dégénéré. L’écrivain n’avait pas manqué de respect à Joséphine, il avait seulement émis un doute quant à l’authenticité de ce billet qui avait tout, selon lui, d’un faux, quand mon oncle le lui a mis sous les yeux.
«J’ai retrouvé, de longues années plus tard, cet Américain. Il avait rédigé des chapitres entiers sur Joséphine, mais il lui avait manqué la force pour mener à terme son ouvrage.»
J’ai retrouvé, de longues années plus tard, cet Américain. Il avait rédigé des chapitres entiers sur Joséphine, mais il lui avait manqué la force pour mener à terme son ouvrage. Il s’appelait Brian et il vivait dans une caravane, dans les bois, sur la route qui mène de Washington à la petite commune de Baileys. Il était dans un état délabré et il buvait beaucoup, mais il avait une mémoire impressionnante. Il se souvenait du petit garçon qui était avec mon oncle le jour où celui-ci, vert de rage, avait voulu lui casser la figure. Brian était heureux de me voir. Je l’ai invité à déjeuner dans un take away chinois qui restait ouvert très tard et qui a accepté qu’on mange sur place, mais il n’a presque rien avalé, il avait envie de parler, ça lui faisait du bien d’évoquer le passé et de m’avouer qu’il n’avait pas trouvé la force de mener à son terme le livre qu’il avait voulu écrire.
Il parlait très vite comme s’il craignait de n’avoir pas le temps de me confier tout ce qu’il avait envie de me dire. J’ai senti un moment qu’il pensait tout bas qu’il m’attendait depuis toujours. J’ai eu ce sentiment absurde pendant tout le temps que nous avons passé ensemble. Il m’a raconté sa vie de bout en bout. Il était venu au monde en Louisiane dans une pauvre famille de Bâton Rouge qui vivait dans une baraque en tôle ondulée au bord de la voie ferrée. Sa peau était blanche, mais il était né de parents noirs et cela avait compliqué sa vie. Il n’avait jamais pu intégrer une école comme les gosses de son âge et cela avait eu des répercussions sur sa vie d’adulte.
Brian savait à peu près tout sur Joséphine. La mère de Joséphine et la sienne avaient été dans la même cellule à la prison de Bâton-Rouge.
Il n’en voulait pas à mon oncle. Il n’avait pas de rancune pour celui qui l’avait jeté à terre et traité de tous les noms. Il avait gardé un souvenir attendrissant de cet homme. Il lui était reconnaissant d’avoir conservé une passion pour celle que lui, Brian, considérait un peu comme une sœur. Il m’a demandé ce que devenait mon oncle. J’ai eu beaucoup de mal à lui expliquer qu’il avait… disparu depuis longtemps et qu’on ne savait pas où il était parti.
À l’heure de quitter Brian, je l’ai raccompagné à sa vieille caravane et j’ai promis de revenir le voir. Mais je disais ça n’importe comment. Je voulais juste le quitter en étant poli. Il savait pertinemment, lui aussi, que je ne repasserais plus le voir.
Je suis resté longtemps dans la rue, une rue triste, où la mère de Joséphine avait vécu avant de s’installer à Saint-Louis, une ville sans âme où la future diva est née. C’est dans cette rue que la mère de Joséphine avait été violée et battue violemment. Et dans cette rue que Joséphine s’était juré plus tard de se venger de l’Amérique brutale et blanche. Il n’y avait que cet endroit où Brian pouvait vivre. Il n’était pas spécialement heureux dans sa vieille caravane qui tombait en ruines, mais il y était en paix avec lui-même. Il y avait vécu les dernières années avec sa mère. Si j’étais arrivé un poil plus tôt, j’aurais fait la connaissance de celle qui avait secouru la mère de Joséphine dans de nombreuses circonstances et qui l’avait aidée à accoucher.
J’ai appris un mois plus tard que Brian avait été retrouvé mort dans sa caravane. Nul n’a jamais pu savoir s’il avait mis fin à ses jours ou si quelqu’un s’était introduit chez lui et l’avait trucidé. Dans un mot qu’il a laissé à mon attention, il explique combien il a été heureux à Marrakech. Et combien il avait de l’estime pour mon oncle.