Tous les dix ans, le sujet de la normalisation de l’enseignement de la darija tente de se frayer un chemin (soutenu bien entendu dans la langue de Molière!).
Comme les opposants à cette officialisation sont rangés caricaturalement parmi les épouvantails idéologico-politiques et autres «forces obscurantistes et conservatrices», il me semble opportun de faire entendre un autre son de cloche (en bon François, cela va de soi!).
Soyons clair dès le départ! Il ne s’agit en aucun cas d’un déni de soi et rejet de la darija, notre lingua franca, dynamique, créative, colorée, audacieuse, forte de ses particularismes, porteuse de notre patrimoine oral millénaire, notamment dans les registres poétique et théâtral.
Une invitation est vivement lancée d’ailleurs depuis cette tribune pour inclure dans les manuels scolaires, des quatrains de Sidi Abderrahmane al-Mejdoub ou de Sidi Mhammed al-Bahloul, des qsida du melhoun, des œuvres de figures majeures de notre culture, à l’instar d’Ahmed Tayeb Laâlej, à la fois pour prendre pleinement conscience de cette puissance créatrice et pour équilibrer, sans chauvinisme, avec toutes sortes de collections venues d’ailleurs.
Mille fois oui, donc, à la valorisation du dialectal de manière générale, quitte à mécontenter les puristes attachés rigidement à un classicisme obsolète, frisant la sacralisation de la langue arabe et bloquant toute velléité de modernisation, au risque de l’exposer dans l’avenir à une momification propres aux langues mortes...
Cela ne signifie pas pour autant emprunter la voie des attaques contre une langue rendue, d’un seul coup, responsable de tous les maux depuis la faillite du système éducatif, en passant par l’ampleur du chômage, allant même jusqu’à considérer que c’est une «violence intolérable» que d’enseigner à un enfant une langue non maternelle.
Nous voilà au cœur du sujet!
Pour en avoir le cœur net, voyons voir ce qui se passe actuellement en la matière en Europe où coexistent généralement aux côtés des langues maternelles, une langue standard au statut privilégié, avec la diglossie qui s’ensuit, loin d’être une spécificité «arabe»!
A ce propos, l’historien et théoricien de la littérature, Mikhaïl Bakhtine, rappelle qu’autrefois, en Russie, un paysan analphabète «vivait au milieu de plusieurs systèmes linguistiques : il priait Dieu dans une langue (le slavon d’église), il chantait dans une autre, en famille il en parlait une troisième (vernaculaire) et quand il commençait à dicter à l’écrivain public une pétition pour les autorités du district rural, il s’essayait à une quatrième langue (officielle, correcte, « paperassière »)».
Un peu comme un paysan analphabète marocain, priant en arabe, parlant en famille en amazighe ou en dialectal, écoutant,en les assimilant pleinement, les mélopées d’Oum Kaltoum ou, naguère, les informations provenant de «La Voix du Caire»…
En Grèce, écrit l’anthropologue Maria Couroucli dans «Diglossie et double langage», la situation linguistique moderne est «caractérisée par la coexistence d’une langue « populaire » fortement dialectalisée (dimotiki) et une langue « épurée » (katherevousa), officielle et écrite».
Pareillement, en Italie, le professeur Louis Begioni se penche sur «La diglossie en liaison avec la situation sociolinguistique et les dialectes» dont certains sont encore très vivants et, par endroit, plus usités que l’italien dans la vie courante.
La Suisse alémanique offre une illustration frappante avec l’allemand standard (équivalent à notre fosha), utilisé à l’écrit alors que les dialectes alémaniques sont parlés par la majorité de la population.
Le Conseil national suisse vient d’ailleurs de refuser, au mois de mai, que le dialecte suisse allemand soit utilisé lors des débats aux Chambres aux côtés de l’allemand standard, du français, de l’italien et du romanche.
Que dire de la France qui proclame dans l’article 2 de la Constitution que «La langue de la République est le français» que ce soit en Hexagone ou Outre-Mer, tout en refusant de ratifier la Charte européenne pour la défense des langues régionales!
Un ultra-jacobinisme linguistique dont le Maroc s’est bien démarqué avec la reconnaissance institutionnelle de la langue amazighe...
Pourtant, contre toute logique, certains aspirent au remplacement de l’arabe (enseigné depuis plusieurs siècles sans empêcher la floraison d’un riche patrimoine vernaculaire ni le développement des sciences et des arts) par le dialectal, toujours aux côtés du français pour lequel ils ne se posent aucune question existentielle.
Je pense au linguiste Claude Hagège, professeur au Collège de France et accessoirement grand invité des chantres locaux de la darija, qui voit l’avenir linguistique du Maroc dans l’arabe dialectal et pour les affaires, comme de bien entendu, le français, qu’il défend par ailleurs contre la mondialisation ou contre la «position dominante» de l’anglais.
Encore plus grave, et tant qu’à faire, ce sont les caractères latins qui sont privilégiés par lui pour la transcription de la darija et non la langue arabe, forte pourtant de son histoire multimillénaire et dont elle constitue la matrice pour une part non négligeable!
Il est significatif d’ailleurs de constater que certains publicitaires ont concrétisé sur le terrain la banalisation de la transcription du dialectal en alphabet latin sur nos panneaux publicitaires et autres affiches, remplaçant les lettres inexistantes par des chiffres pour aboutir à des barbarismes échappant à toute autorité de régulation et de contrôle!
Que les publicités optent pour la darija, quoi de plus naturel, le contraire aurait même été bizarre, mais imposer à l’écrit un charabia fait de chiffres et de lettres n’est pas normal, dans n’importe quel pays qui respecterait ses langues.
Même remarque pour certains organes de presse qui ont fait le choix du dialectal, somme toute des plus respectables, mais soulevant la question d’une déformation incompréhensible de mots qui peuvent être transcrits en arabe puisque c’est leur source première.
Exemple, en titre : الخوضرة pour الخضرة à défaut de الخضر à vocaliser à la marocaine pour les non-comprenants!
Les médias ont pourtant un grand rôle à jouer pour établir un pont et assurer la connivence qui existe clairement entre le classique et le dialectal.
Par ailleurs, là où d’aucuns veulent perfectionner la darija et régler la question pratique d’absence de grammaire normative, n’est-il pas plus logique de simplifier l’arabe?
Tout le monde sait que la langue est une question de souveraineté éminemment politique.
Devant la multiplicité de dialectes aux quatre coins du Royaume, lequel adopter dans les manuels, au juste? Celui des Jbala, de l’Oriental, du Haouz de Marrakech ou de Had Oulad Frej…?
Quels risques, à long terme, sur la cohésion nationale?
Ne parlons même pas, à défaut d’unité, de la communication, dans cinq générations, entre pays arabes, s’ils s’amusaient chacun à faire pareil au milieu de cette tour de Babel?
L’exemple d’Israël devrait inviter à la réflexion dans son illustration de l’importance de la langue en tant que socle fondateur avec le cas de l’hébreu, passé de langue-morte strictement liturgique pour être ressuscité à la fin du XIXe siècle et défendu par le mouvement sioniste afin de former un des piliers à l’édification de l’Etat d’Israël dont chacun sait le nombre de nationalités et de langues «maternelles» qui y résident.
Bref, le Maroc a payé suffisamment les conséquences des effets pervers d’une politique d’arabisation mal menée dans son ensemble pour prendre le risque de sacrifier des générations de jeunes Marocains en officialisant la darija, pendant que certains cercles restent, quoi qu’il en soit, non concernés directement par cette politique linguistique, leurs enfants et petits-enfants restant affiliés aux missions étrangères.
A moins qu’il ne soit envisagé, à leur intention, une classe-pilote pour changer de «cobayes»!