Au lendemain des indépendances, dans toute la région sahélienne, les wahhabites financèrent des mosquées et des projets de développement. Au terme d’un lent travail d’influence, leur réussite est aujourd’hui marquée par l’introduction de nouvelles normes visibles dans la société africaine sud-saharienne, comme la burqa, la séparation des sexes, les rites mortuaires ou l’introduction de la prière de nuit, le tahajjud.
L’introduction du wahhabisme en Afrique sud-saharienne a pour origine la lutte qui, durant les années de Guerre froide, opposa l’Arabie saoudite alliée de l’Occident à l’Égypte du colonel Nasser. La monarchie des Saoud chercha alors à isoler l’Égypte en la contournant par le sud et en exportant son idéologie d’État, le wahhabisme, en Afrique. Ce fut dans ce but qu’au mois de mai 1962, à la Mecque, fut fondée la Ligue du monde musulman. Puis, au mois de janvier 1973, à Ryad, se tint la Conférence mondiale de la jeunesse musulmane, où fut définie une véritable politique missionnaire saoudienne.
Les succès du wahhabisme s’expliquent largement par son rôle social en faveur des petites élites déclassées. Dans le système éducatif moderne, l’immense majorité de ceux qui vont à l’école sont sans emploi. Quant à l’école coranique traditionnelle, la medersa, elle est totalement inadaptée, car si les enfants y apprennent certes l’arabe et le Coran, sa fréquentation ne donne pas pour autant accès à l’emploi, la société ne reconnaissant que les diplômes délivrés par l’enseignement de type occidental.
Ayant bien analysé la situation, les wahhabites ont fondé des écoles coraniques dans lesquelles est certes enseigné le strict islam, mais également un corpus de sciences modernes. Paradoxalement, le retour aux sources religieuses permet une ouverture à la connaissance, donc aux emplois.
Le wahhabisme s’est développé contre les coutumes locales. Il interdit la construction de mausolées funéraires, il prône un rapport direct du croyant à Dieu en interdisant les intermédiaires, donc les marabouts et autres saints vénérés par l’islam africain. Allah, dieu unique méritant seul prière et invocation, il n’est en effet pas question de demander à d’autres ce qui ne relève que de Lui. À moins de commettre ce péché irrémissible qu’est l’associationnisme (shirk), ce qui revient à remettre en cause l’unicité divine (tawhid) par l’introduction d’une médiation entre les fidèles et Dieu. Quant à la notion d’innovation blâmable (Bid’a), elle désigne toute croyance, pratique ou coutume, qui ne s’appuie pas sur un précédent datant de l’époque du Prophète.
Cet islam synthétise les déceptions, les désillusions et les frustrations des populations saharo-sahéliennes. Il leur propose un changement de paradigme. Ainsi, loin de nier leur retard, il l’explique: si certaines sociétés piétinent, c’est parce qu’elles ont voulu imiter l’Occident. Elles doivent donc remettre en cause l’ordre économique et politique mondial avec ses valeurs, pour adhérer ou revenir aux racines de l’islam.
Parallèlement à cette remise en cause, la conversion des ethnies sudistes a changé la nature de l’islam et a ouvert la contestation du pouvoir traditionnel. Longtemps la résistance noire s’est faite contre l’«islam arabe», accusé d’avoir été le vecteur de l’esclavage. Or, paradoxalement, aujourd’hui, le fondamentalisme sert aux héritiers de ceux qui furent vendus à se venger de ceux qui les razzièrent.
Phénomène nouveau, la jeunesse musulmane du Sud est de plus en plus arabisée et elle voit dans l’islam rigoriste le moyen de contester à la fois la domination des élites traditionnelles -par exemple celui des Lamido au Cameroun-, et celui des élites occidentalisées.
Cet islamisme radical (au sens de ses racines) casse les structures de la chefferie afin de fabriquer une identité africaine arabophone extérieure aux hiérarchies traditionnelles au nom d’un islam égalitaire.
Au Mali, dans la région du Macina, le recrutement de certains Peuls par les jihadistes est ainsi localement favorisé par le problème social, les individus marginalisés voyant dans l’islam jihadiste le moyen d’une revanche contre les aristocraties locales. La démarche est ici identique à celle des Peuls des 18ème et 19ème siècles, qui trouvèrent dans l’islam le levier leur permettant de renverser les autorités locales animistes auxquelles ils étaient jusque-là soumis.
Le FLM (Front de libération du Macina), un mouvement peul, dénonce ainsi les familles maraboutiques et les familles pastorales peul héritières de Seku Ahmadou, le fondateur de la Dîna, l’État théocratique peul qui s’établit au Macina au 19ème siècle. Au mois de mai 2015, la destruction des mausolées d’Hamdalahi, dont celui de Seku Ahmadou, s’inscrivait dans ce contexte.
Avec cette révolte des «petits» Peuls demandant l’abolition des droits fonciers traditionnels, nous sommes en présence d’une forme de jacquerie religieuse. Dans l’extrême nord du Cameroun, là où la menace de Boko Haram est une réalité, nous assistons également à une opposition de fond entre l’islam peul dominant et l’islam Kirdi, nom générique donné aux populations noires islamisées par les Peuls au 19ème siècle. En d’autres termes, nous sommes en présence d’un choc entre l’islam des ethnies conquérantes et celui des ethnies conquises. Pour ces dernières, la conversion à l’islamisme wahhabite et l’usage de la langue arabe sont le moyen de leur revanche. De plus, en ayant adhéré à l’arabité, ils estiment qu’ils sont plus proches du «vrai» islam que les Peuls qui pratiquent une religion «polluée» par les influences locales.
Il s’agit d’un phénomène clairement révolutionnaire, dirigé à la fois contre l’islam traditionnel, contre la chefferie et contre les ethnies musulmanes historiquement dominantes.