Pourquoi le Maroc a eu raison d’investir dans les Canadair

Un Canadair déployé lors du feu de forêt qui s’est propagé, jeudi 19 juin, à Aïn Lahcen, dans la province de Tétouan. (S.Kadry/Le360)

Le Maroc a mis sur pied un système de défense contre les feux de forêt parmi les plus efficaces de la région. Au cœur de ce dispositif: les avions bombardiers d’eau Canadair. Si ce choix a parfois été jugé coûteux, il s’avère aujourd’hui résolument pertinent. Et même visionnaire.

Le 05/07/2025 à 12h00

En matière de lutte contre les incendies de forêt, le Maroc a depuis longtemps fait le choix de ne pas improviser. Dès le début des années 2000, le Royaume s’était doté d’un système innovant pour l’époque: le MAFFS (Modular Airborne Fire Fighting System), un module de largage d’eau produit par la société Aero Union, monté sur des avions militaires de type C-130 Hercules.

Jusqu’alors, et depuis les années 1980, le Maroc utilisait des avions Turbo Thrush opérés par la Gendarmerie royale (au nombre de sept), ainsi qu’un module spécial installé sur les hélicoptères Puma des Forces royales air. Et depuis 2002, Rabat est devenu le plus grand utilisateur du système MAFFS, avec trois avions C-130H équipés de ce dispositif.

Mais l’ambition ne s’est pas arrêtée là. En 2011, le Maroc a intégré à sa flotte un premier Canadair CL-415. «Conçu spécifiquement pour la lutte contre les feux de forêt, cet avion amphibie à moteurs turbopropulseurs, reconnaissable à sa silhouette trapue et à sa capacité à puiser l’eau directement dans les lacs ou en mer, est vite devenu un symbole d’efficacité», fait savoir un administrateur au sein du bien informé Forum Far Maroc.

(S.Kadry/Le360)

Aujourd’hui, la flotte marocaine compte sept appareils opérationnels: cinq Canadair CL-415 et deux CL-215 en service, des modèles plus anciens, acquis d’occasion puis intégrés progressivement dans le dispositif. Un troisième CL-215 est actuellement en cours de mise à niveau au Canada. L’objectif à moyen terme est de faire monter en gamme l’ensemble des trois CL-215 afin qu’ils atteignent les standards CL 415-EAF, puis entreprendre la modernisation de la flotte existante afin d’en renforcer la durabilité et l’efficacité.

Pourquoi moderniser plutôt qu’attendre le neuf?

Lorsqu’il a été question d’élargir la flotte pour répondre à la recrudescence des feux, alimentée par la sécheresse, la montée des températures et des conditions climatiques extrêmes, le Maroc faisait face à une réalité du marché: le CL-415 n’était plus en production. Le constructeur s’était engagé dans le développement de son successeur, le Canadair 515, une version à peine plus puissante, avec une avionique dernier cri, mais dont les délais de livraison s’étiraient jusqu’à 2028 ou 2029. Et pour cause: avant d’être servis, les Marocains devaient attendre que soient honorées les commandes passées par des pays comme la Grèce, le Canada, la France, ou encore l’Espagne.

Plutôt que de patienter pendant cinq ou six ans tout en espérant que les incendies de forêt ne s’intensifient pas entre-temps, le Maroc a pris la décision d’acheter des CL-215 et de les moderniser. «Ce choix a permis à Rabat de gagner du temps, de réduire les coûts et d’augmenter la réactivité de sa flotte. L’opération n’était pas bon marché: le rachat de trois CL-215 a coûté 1,2 milliard de dirhams, un montant qui ne comprend même pas encore le coût des travaux de modernisation. Mais au regard des alternatives, l’opération reste particulièrement rentable. À ce prix, le Maroc a acquis trois avions pour le coût d’un seul Canadair 515 neuf», note notre interlocuteur.

Et pour ce qui est de l’efficacité, les différences entre les deux modèles sont minimes: un peu plus d’eau emportée, une avionique plus moderne... mais dans l’usage concret de lutte contre les feux, ces avantages n’offrent pas un surcroît de performance décisif.

Un choix écologique, économique… et stratégique

Si le Maroc investit autant dans ses avions de lutte contre les feux, ce n’est pas seulement par souci d’optimisation budgétaire. C’est d’abord par conscience aiguë de l’importance de son patrimoine forestier qui se chiffre à près de 9 millions d’hectares d’espaces boisés.

«Mais les forêts, ce sont aussi des écosystèmes humains, des zones d’habitat rural, une source de revenus pour des milliers de familles, un tissu économique lié à l’agriculture, aux plantes aromatiques, au bois, au tourisme rural. Quand une forêt brûle, ce sont aussi des vies, des cultures et des économies locales qui s’effondrent», ajoute notre source. Dès lors, protéger les forêts devient un impératif d’intérêt national, au même titre que la sécurité alimentaire ou énergétique. Et cet impératif ne peut s’en remettre à des solutions improvisées.

Le contre-exemple algérien, un révélateur sans détour

Ce volontarisme marocain contraste avec l’immobilisme de certains voisins. L’Algérie, régulièrement confrontée à des incendies meurtriers, n’a pas encore franchi le pas d’une flotte dédiée. L’option d’acquérir des avions russes comme le BE-200 a été écartée par l’état-major, jugeant l’investissement inutile pour une utilisation saisonnière. Un raisonnement comptable que le Maroc a explicitement écarté, note notre interlocuteur.

L’engagement marocain ne s’arrête pas à ses frontières. Ces dernières années, les Canadair acquis ont été mobilisés à plusieurs reprises à l’étranger: au Portugal, en Espagne et dans d’autres pays européens. Ces missions d’assistance permettent à Rabat de renforcer ses relations bilatérales, tout en montrant sa capacité à agir concrètement pour le bien commun international.

Contrairement aux apparences, les Canadair ne sont pas obsolètes, insiste-t-on. Leur design, pensé pour la robustesse, leur permet de voler pendant des décennies. Ils ne subissent pas les contraintes d’usure rapide comme les avions à réaction. Il suffit de renouveler les moteurs, moderniser l’électronique et renforcer la coque pour leur donner une seconde, voire une troisième vie.

Conçus pour voler à basse altitude et opérer dans des conditions extrêmes, ces avions amphibies peuvent écoper plus de 6.000 litres d’eau en 12 secondes, directement à la surface d’un lac ou en mer, sans avoir à retourner à une base fixe. Dotés de turbopropulseurs puissants (Pratt & Whitney PW123AF pour les CL-415), d’une vitesse de croisière d’environ 330 km/h et d’une autonomie dépassant les 2.000 km, les Canadair symbolisent puissance, précision et endurance.

Des avions redoutablement efficaces

Leurs capacités de largage fractionné, leur avionique modernisable et leur aptitude à redécoller rapidement pour de multiples rotations font d’eux des appareils redoutablement efficaces. Bien entretenu, un avion peut rester pleinement opérationnel pendant 30 à 40 ans, tout en maintenant des performances optimales.

Leurs performances restent ainsi inégalées: grande capacité d’emport, vitesse d’exécution optimale et surtout rentabilité d’usage. À titre d’exemple, là où un avion russe BE-200 doit effectuer deux rotations pour atteindre le résultat d’un seul passage de Canadair, le coût d’opération devient vite insoutenable. Et pour preuve: lors du dernier Marrakech Air Show, un CL-415 modernisé a été exposé. Peu de visiteurs ont su distinguer qu’il s’agissait d’un appareil ancien.

Par Hajar Kharroubi
Le 05/07/2025 à 12h00