Les actes administratifs et fiscaux du Maroc sur le Sahara «oriental» tels que documentés par les archives de Touât (1526-1727)

Karim Serraj.

Les archives précieuses de Touât offrent un panorama de quatre siècles de relations politiques et fiscales avec le Maroc. Dans un ouvrage remarquable, A.-G.-P. Martin révèle des documents historiques d’une grande valeur, tels que des actes officiels de l’administration de la frontière orientale, des correspondances des sultans et des décisions relatives à la nomination des gouverneurs, entre autres preuves irréfutables.

Le 08/09/2024 à 11h02

En 1926, A.-G.-P. Martin fait paraître en France son ouvrage majeur «Quatre siècles d’histoire marocaine: au Sahara de 1504 à 1902, au Maroc de 1894 à 1912, d’après archives et documentations indigènes», Éditions F. Alcan (Paris). Il s’agit d’une compilation chronologique des actes publics des archives de Touât, incluant les nominations politiques des gouverneurs par les sultans successifs du Maroc, ainsi que les documents marocains fiscaux et administratifs afférents. La région, précise l’auteur, se divise «en trois parties: le Gourara, le Touât proprement dit, le Tidikelt» (p.2).

«Monnaies, Poids et Mesures en usage dans les oasis»

D’abord la monnaie. Il s’agit du «dirhem d’argent frappé en abondance par les différents souverains qui se sont succédé, parfois de forme carrée, mais presque toujours de forme ronde, portant à l’avers l’indication du lieu de sa frappe (Tétouane, Rabat, Merrakech, Fès) et au revers le millésime» (p.13). Selon l’historien, «le système monétaire se maintint jusqu’à Moulay Hassan» (p.14) à la fin du 19ème siècle. Ce dirham national «dénommé dirhem sultanien, ou bien, du nom du sultan régnant: dirhem Rachidien, dirhem Ismaïlien, dirhem Slimanien» demeura l’«unique monnaie (qui) satisfit à tous les besoins pendant toute l’époque ancienne» (p.14).

L’unité de mesure est également celle qui est utilisée au Maroc. Le «mode actuel de mesurage connu sous le nom d’El-Kil-el-Asfar (mesurage au cuivre jaune)» provient selon «les données documentaires à Touât (…) du sultan Moulay Rachid (règne de 1667 à 1672), dont le fonctionnaire envoyé pour faire le recensement des eaux, pour l’impôt zekkat, arriva aux Oasis muni d’une planche en cuivre, trouée pour le jaugeage des eaux, qui était alors en usage dans d’autres régions de l’empire chérifien» (p.16).

«Les premiers caïds venus en mission aux Oasis» à partir de 1526

Les documents de Touât remontent aux nominations des administrateurs effectuées par le sultan du Maroc Ahmed al-Araj (règne de 1517 à 1544). Voici, dit l’auteur, «les noms de plusieurs caïds venus au Touât: en 1526, Moulaï-Heibet-Allah a été envoyé du Gharb par le souverain (Martin précise: “Gharb se dit couramment, aux Oasis, pour désigner le Maroc en général”) à la suite de plaintes portées par les gens du Touât, contre les attaques des gens du Tafilelet. En 1528, arrive le caïd El-Amri. En 1530, vient le caïd Mohammed ben Ahmed. En 1532, arrive le caïd El-Alladj» (p.30).

La liste des gouverneurs va jusqu’aux dernières années du règne de ce sultan puisqu’en «1540, le caïd El-Addaï refait le recensement pour l’impôt et dresse la liste de toutes les eaux d’irrigation; il séjourne dans le pays pendant trois années» et en 1542 «le souverain envoie un nouveau caïd, qui était originaire du Touât même: c’était le caïd Ahmed ben Amor Et-Tamentiti» (p.31).

Cinquante ans plus tard, sous Ahmed al-Mansour Moulay ad-Dhahbî (règne de 1578 à 1603) «l’impôt chérifien en 1591 était donc ressorti à 13 metkals pour sept ans, soit annuellement 1 metakl 86 par habba» (p.39).

«Moulay-Mhammed ben Chérif, premier sultan filalien, prend possession du Touât» en 1645

En 1645, le roi Moulay Mohammed Ier (règne de 1636 à 1664), «vint en personne, de Sidjilmassa au Touât avec une grande armée» et «fit son entrée à Tamentit le 22 djoumada II 1053 (1645), le soleil étant dans la mansion Ouatira (formée de quelques étoiles de la constellation du Cancer)» (p.51). Le Chérif «séjourna dans le Touât pendant quatre mois et fixa le cours du metkal d’or à 1 pour 9» (p.52), poursuit la source. On apprend aussi que «pendant les années qui suivirent, il envoya plusieurs fois ses caïds dans les Oasis» (p.52). L’un de ces caïds en mission «fut le caïd Ali, qui, pendant son séjour au Touât, eut à lutter contre un agitateur du nom d’Abdallah, venu de l’Oued-Souf; cet homme, qui se prétendait l’Imam des Musulmans, fut fait prisonnier et envoyé à notre seigneur, Moulaï-Mhammed ben Chérif. Vint ensuite le caïd Ahmed ben Abbou, qui perçut les impôts et repartit ensuite» (p.52), détaillent les archives touâtiennes.

Le saint de Touât, Sidi Abou-Douaïne, enterré à Meknès

L’ouvrage rapporte le voyage, en 1663, dans la frontière Est du Maroc, d’un notable de la cour dénommé El-Aïachi se rendant au Pèlerinage de la Mecque. «El-Aïachi passe au Touât en 1663, se rendant au Pèlerinage», et arrive dans «la région des Oasis muni de lettres de recommandation de Moulaï-Mhammed ben Chérif pour ses gouverneurs du Touât» (p.56). L’une des premières choses qu’il fait est de rendre «visite au tombeau du saint Sidi Mhammed ben Salah, surnommé Arïane-Er-Ras (Tête nue), disciple du saint Sidi Abou-Douaïne, enterré à Meknaça, dans notre Maghreb (Maroc)» (p.56). El-Aïachi et ses compagnons de voyage vont demeurer une semaine à Touât avant de reprendre la route vers Tripoli: «Nous séjournâmes six jours; nous vendîmes nos chevaux et ceux de nos chameaux qui étaient fatigués, et nous fîmes les achats de dattes qui nous étaient nécessaires, car celles-ci s’y trouvaient d’espèces variées et à bas prix» (p.56). Il relèvera aussi que «les gens donnent au metkal (argent) de 40 (mouzounas) le nom de metkal chérifien, du nom de l’émir chérifien, souverain de Sidjilmassa, sous l’autorité duquel se trouve tout ce pays» (p.57).

«Règne de Moulaï-Rachid. Il envoie aux Oasis le caïd En-Nacer qui réorganise le pays»

Le premier sultan alaouite, Moulay Rachid (règne de 1667-1672), succédant à son frère Moulay Mohammed 1er «entra à Sidjilmassa en 1665 et s’occupa aussitôt d’assurer son autorité sur les anciens sujets de son frère, tandis que le fils de Moulaï-Mhammed venait au Touât en 1666 et y séjournait un an» (p.59). Après sa prise de pouvoir Moulay Rachid se dépêche d’expédier «le caïd En-Nacer réorganiser le Touât: au bout de deux ans de séjour dans les Oasis, en 1671, ce caïd fait exécuter en trois mois un nouveau recensement des eaux et rétablit sur de nouvelles bases l’assiette des impôts» (p.60). À ce sujet, A.-G.-P. Martin publie la liste d’imposition des oasis (Voir galerie photos).

Mécontents d’En-Nacer, «les gens du Touât portèrent plainte contre le caïd devant notre seigneur et maitre Moulaï-Rachid, qui envoya, l’année suivante, le caïd Ali, qui établit le cours du metkal à 1 pour 2 et ensuite à 1 pour 5» (p.62).

«Avènement de Moulaï-Ismâïl» et renforcement des relations avec le Touât

À la mort de Moulay Rachid en 1672 d’une chute de cheval, le nouveau sultan Moulay Ismail (règne de 1672 à 1727) mandata en 1676 son propre frère «Moulaï-Hamed qui arriva au Touât et fit rentrer l’impôt et fixa le cours du metkal à 30 oukias-mouzounas, dont 24 revenaient au souverain et 6 lui étaient réservées à lui-même» (p.64). On découvre également dans ce document le sort réservé au frère traitre de Moulay Ismail, le prince Moulay Harroun, dont le sultan «lui fit grâce de la vie et l’exila au désert. Il vint s’établir au Touât, dans le Fenoughil, où il fut enterré et où se trouvent encore aujourd’hui ses descendants» (p.64).

Moulay Ismaïl légiférera pour la «perception des impôts, un titre d’exemption délivré le 29 redjeb 1089 (1678), sous le sceau chérifien de Moulaï-Ismâïl, au bénéfice des Merabtines de la zaouïa de Mellouka en Timmi» (p.64).

En 1678, trois caïds arrivent ensemble au Touât, «envoyés par Moulaï-Ismâïl; ce sont Hamdane, El-Mehdi et Ali» (p.64). Quant à «Moulaï-Harroun, frère du sultan, qui vint les rejoindre, il prit le commandement de l’expédition et fixa le metkal à 120 mouzounas de la frappe de Moulaï-Rachid» (p.64). Dans la liste des gouverneurs de la région, en 1680, «vinrent le caïd Moussa ben Bou-Retma puis le caïd Ahmed El-Amri; ils furent suivis, en 1682, par le caïd Ahmed ben Ahmed, qui à son retour au Maghreb (Maroc), fut destitué, puis, en 1685, le caïd Ahmed Ez-Zerhouni» (p.65).

Exemple de 2 lettres officielles du sultan Moulay Ismail

«À nos sujets fidèles, à tous les habitants du Tigourarine, du Touât, du Tidikelt, de l’Ahnet, aux oulad Sidi El-Haj Yahia et aux Arabes du Meguiden;

Ensuite, notre serviteur (le caïd) nous a fait connaitre votre dévouement et votre habituelle obéissance: que Dieu vous protège et vous garde!

Avec l’aide de Dieu, certes, nous parviendrons à faire votre bien et votre bonheur.

Nous avons mandé à notre serviteur de rendre à chaque district la moitié de ce qui a été versé à titre de zekkat.

Ceci est un effet de notre bonté pour vous; acceptez-le avec joie, et que Dieu réalise vos désirs!

Salam alikoum. Écrit en châbane 1096 (juillet 1685)» (p.65).

Quatorze ans après, la deuxième lettre chérifienne est une note de service de 1699 pour l’inspection régulière que le Maroc réalise dans la grande région de Touât. Martin précise sur l’acte officiel: «Pendant qu’il y avait ainsi un gouverneur résidant aux Oasis, le souverain y envoyait de temps en temps des fonctionnaires en mission temporaire, soit pour recueillir l’impôt, soit pour inspecter le pays. Voici la lettre de service de l’un d’entre eux, ornée en tête du cachet de Moulaï-Ismâïl:

Louange à Dieu.

À tous nos serviteurs dévoués, à tous les cheikhs de l’Oued-Salah, du Tigourarine, de l’Aougrout: à tous les Oulad Mohammed, aux gens de Daghamcha, de l’Oued El-Hadjar, du Teçabit, du Bouda, du Timmi, et à tous ceux du Touât.

Et ensuite nous vous envoyons notre représentant, notre serviteur, le caïd Ibrahim: conduisez-vous bien envers lui.

Nous lui prescrivons de n’exiger rien de vous; ne lui donnez que ce que Dieu vous prescrit de donner, et seulement dans la mesure où vous pouvez le faire, après que vous aurez réservé pour secourir vos pauvres; que Dieu vous soit secourable!

Continuez à faire des vœux pour notre Majesté en Dieu.

Salam alikoum. Du 10 safar 1111 (7 août 1699)» (p.74).

Sous le règne de Moulay Ismaïl, documente par ailleurs le livre, «en cette année 1708, l’impôt fut exigé: premièrement sur la récolte des dattes ; deuxièmement sur les eaux. L’achour des dattes produisait 1.309 charges, qui furent vendues, à 2 metkals l’une, au profit du Trésor chérifien. Pour les eaux, l’impôt fut d’un demi-dirhem par doigt; or, il y eut 200.956 doigts, défalcation des eaux des mosquées, des zaouïas et des Chorfa. Il ne fut pas exigé de difa. Le cours du metkal d’or fut à 10 metkals sultaniens» (p.78).

«Le gouverneur et les députés du Touat vont saluer le Sultan» en 1712

En 1712, une forte délégation des villes de Touat, du Gourara, du Tidikelt, etc., fit le voyage à la cour du sultanat pour une audience de courtoisie: «Les deux caïds El-Ghazi et Mohammed-Saffar partirent pour Meknès où résidait le Sultan (…) avec tous les cheikhs des Oasis et des députations des Chorfa et des Merabtines; il les présenta au Sultan qui, après les avoir bien traités, les congédia.» (p.81)

La mort du Sultan Moulay Ismaïl, en 1727, inspire ce dernier commentaire à A.-G.-P. Martin: «Le sultan Moulaï-Ismâïl s’éteignit le 22 mars 1727, dans un empire pacifié, qu’une Juive pouvait traverser seule, d’Oudjda à l’Oues-Noun, sans devoir ne rien craindre, après qu’il eut appelé auprès de lui, à Meknès, son fils Ahmed-Dehbi, héritier dès longtemps désigné, et qu’il lui eut passé les rênes du gouvernement. Le Touât se trouvait alors dans la cinquième année du gouvernement du caïd Hamdoun El-Ournadi.» (p.86)


Par Karim Serraj
Le 08/09/2024 à 11h02