Le démembrement du Sahara «oriental» tel que documenté par le «Bulletin du Comité de l’Afrique française» (année 1893)

Karim Serraj.

ChroniqueContinuons à interroger la chronologie de première main de ce bulletin d’information mensuel sur la pénétration de l’Algérie française dans les frontières du Sud marocain. L’année 1893, qui sera appréhendée dans cette chronique, narre le séjour de cinq mois du Sultan chérifien dans les régions sahariennes où il reçoit la baïa du Sahara «oriental» à Tafilalet, et prouve par moult actions l’intégrité territoriale. Il est gratifié dans la presse européenne du surnom de «Souverain saharien» et «Monarque saharien», et surtout fera dire à Paris que «Moulay Hassan a résolu à son profit ces questions autour desquelles nous avons hésité si longtemps».

Le 25/08/2024 à 11h03

Numéro de janvier 1893

Page 7. L’année 1893 du BCAF reflète toute la pugnacité marocaine à protéger ses régions orientales d’une annexion par l’Algérie française. Sur place, «on signale une singulière recrudescence dans les manœuvres hostiles que le Sultan du Maroc emploie contre notre influence dans le Sahara et surtout au Touât». Citant les journaux de l’époque, le bulletin fait état d’une «démarche qu’un émissaire de la cour de Fès a récemment faite à Hassi-Inifel, au nom de son maitre, pour sommer d’interrompre les travaux du borj que notre administration y a entrepris». Ces constructions françaises concernent un certain nombre de petits fortins destinés à accaparer les points d’eau du désert. L’ambition affichée du gouvernement d’Alger est de «jalonner les grandes routes commerciales et stratégiques» de bordjs pour dominer Touât, Gourara, Tidikelt, Timimoun, etc., et l’accès à l’Afrique.

L’ordre donné par Moulay Hassan à l’armée française de cesser toute progression se relaie «comme une trainée de poudre dans toutes les oasis de l’extrême sud du Touât jusqu’à In-Salah». Les autorités d’In-Salah, «les mêmes qui, il y a quelques années, apportaient leur soumission à la France», précise le document, «s’empressèrent de protester contre l’officier français». Drapée de la protection du sultanat chérifien, la région orientale «se hâte de propager le bruit que ladite colonne française s’était arrêtée au milieu de sa marche à Hassi-Inifel, sur l’ordre venu de la cour de Fès au gouverneur français».

Page 10. Le ministre de France au Maroc, le comte d’Aubigny, est convoqué en «trois ou quatre entrevues à Fès» par le sultan Moulay Hassan. Ces audiences sont «à la fois politique et commerciale». La partie politique «avait trait, avant tout, à la question du Touât» et s’avère «négative» pour la France. Le comte d’Aubigny n’obtient aucune concession marocaine sur les «oasis du Sud oranais, et, à toutes les ouvertures qui pourraient être faites sur ce sujet». Des résultats qui, «s’ils n’ont pas été considérables, ce n’est pas sans doute aux talents de ce diplomate (comte d’Aubigny) qu’il faut s’en prendre, mais c’est bien plutôt qu’il était impossible peut-être que dans les conditions actuelles il en fût autrement». Et le BCAF de souligner que la France a suivi «trop longtemps une politique timide; elle avait presque honte de dominer d’Oran à El-Goléa», et «le maqhzen avait pris l’habitude de tenir nos réclamations pour peu de choses». Quant au volet des importations commerciales, la France obtient du Sultan «certaines réductions au tarif du 10 septembre 1844 (…) sur un grand nombre de marchandises telles que les tissus de soie, les pierreries, les galons et les vins (…) que les marques de fabrique françaises seraient protégés dans l’empire et que les fraudeurs seraient punis (…) enfin pour les droits d’exportation, les uns ont été réduits, tandis que la prohibition était levée pour d’autres objets qui ne pouvaient sortir du territoire marocain, comme les minerais et les écorces».

Numéro d’août 1893

Page 8. La revue relate l’une des plus belles actions diplomatique et politique du sultan marocain dans l’affaire de Touât. Il s’agit du séjour exceptionnel de cinq mois de Moulay Hassan dans la ville de Tafilalet, où des centaines d’oasis et de représentants de tribus du Sahara «oriental», dont la liste exhaustive et ahurissante de ralliement est publiée intégralement dans le BCAF, vont se relayer pour lui offrir la baïa. À la tête de son armée, «Sa Majesté Chérifienne a quitté Fès déjà depuis environ trois semaines, en prenant la route de Séfrou dans la direction des montagnes des Aït-Younsi. Moulay Hassan espère pouvoir se rendre, ainsi qu’il en avait exprimé l’intention, jusqu’au Tafilalet». À Paris, en haut lieu, ce déplacement inquiète et il est acté «que dans les circonstances actuelles, et après les événements qui ont tant attiré l’attention de nos gouvernants du côté des oasis sahariennes du Touât et du Gourara, nous ne pouvons que surveiller d’un œil extraordinairement attentif le déplacement du chérif marocain, qui pourrait aisément se transformer, à un moment donné, en une action dirigée contre nous». Cette situation périlleuse pour le destin de l’Algérie coloniale est «d’autant plus à redouter que les moyens d’informations et de contrôle en ces régions lointaines nous font presque complètement défaut», ajoute le document.

À Séfrou, rapidement «à peine à deux étapes de Fès, le Sultan a congédié les missions militaires française et espagnole qui accompagnaient, selon l’usage, sa colonne». Cette mesure va jeter dans un profond désarroi la sphère diplomatique européenne. Cette dernière l’interprète, à juste titre, comme un pas assumé du Maroc vers la récupération de ses terres et leurs frontières d’avant la soumission de Maghnia (1845), et l’apparition des ambitions françaises sur les régions de Touât et Gourara.

Ce voyage de Moulay Hassan se révèle un bras de fer avec la France, ou plutôt une carte jouée avec brio et panache seigneurial par notre ancien sultan. Celui-ci va en effet montrer, au monde, son armée dans le Sahara et la frontière Est, en même temps que les liesses des habitants en transe, et en communion avec l’empereur marocain, durant cinq mois. Celui-ci a «attaché une grande importance à cette expédition» avec «des préparatifs considérables» et des «milliers de chameaux pour le transport des vivres nécessaires à l’armée marocaine». Toute la région de Tafilalet à In-Salah, recoupant aussi les oasis de la route chérifienne vers l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest, l’acclament et le sollicitent en ces temps troubles où les puissances d’Europe ont, elles, un plan de démantèlement total des régions raccrochant le Maroc au sous-continent. Et le bulletin, rancunier, de préciser: «Il sera bon que notre diplomatie se souvienne de tous ces incidents pour détruire les arguments d’impuissance que le gouvernement marocain est trop aisément tenté de mettre en avant quand nous lui présentons nos réclamations de frontières (cela signifie que la France se plaint auprès du Maroc, et nulle part ailleurs, des actions de sédition anti-françaises commises dans le Sud oranais et Touât, NDLR

Une autre action économique importante de Moulay Hassan prouve l’intégrité territoriale en question. Ainsi le BCAF rapporte que le Sultan a interdit pendant quelques années «aux gens des oasis de l’oued Ziz (au Maroc) toute vente de grains avant la réunion de plusieurs milliers de charges que l’on destinerait au Tidikelt (en Algérie, région de Touât spoliée en 1900)». Moulay Hassan a ici réglementé et légiféré sur un territoire national où la loi chérifienne s’exerçait naturellement à la fin du 19ème siècle.

Pour la France, «le Sultan continue sa politique d’ingérence saharienne». La situation périclite et «compromet nos établissements oranais» (frontières de Maghnia) et la sécurité de «notre extrême Sud algérien». Depuis ces bruits d’expédition marocaine, la situation le long de la frontière du département d’Oran s’aggrave singulièrement et «les tribus ne manquent pas de s’insurger, on signale un commencement de petite insurrection chez les Beni Idder dont le territoire a une extrême importance stratégique».

Numéro d’octobre 1893

Page 12. Le Sultan arrive en juillet 1893 dans les oasis de oued Ziz. Lecture politique de l’expédition par le bulletin: «Il agit comme un chef religieux par le droit que lui concède sa descendance de la noble lignée des chorfa Filala qui règne depuis deux siècles à Fès, Moulay Hassan avait en effet résolu depuis un certain temps déjà de consacrer d’une manière effective son prestige de monarque saharien par une démarche personnelle et d’autant plus éclatante». Dès lors cette aura saharienne va prédominer en France. Il sera surnommé le «Monarque saharien» et le «Souverain saharien» comme le désigne la presse à partir de ce voyage historique.

Page 13. C’est une «hardie politique» et telle «en tout cas qu’aucun de ses prédécesseurs n’en a osé, mais c’est en même temps faire acte de souverain saharien». Cette expédition du Sultan est considérée à Paris comme «un fait accompli», soulevant les pires craintes, car la démonstration militaire accomplie par Moulay Hassan s’est combinée au succès rencontré dans le Sahara auprès de ses sujets. Partout, signale le bulletin, les tribus «ont payé jusqu’à présent sans résistance des indemnités fort élevées représentant aussi bien l’arriéré des impôts que les amendes édictées pour les méfaits sans nombre commis par elles depuis plusieurs années». Celles-ci relevaient donc de la fiscalité et de la justice du Royaume du Maroc.

Numéro de novembre 1893

Page 9. Ce voyage, vu sous l’angle de la confirmation de la souveraineté marocaine sur Touât, marque un sentiment de défaite, et d’abnégation, en Algérie française et en France. Les plus farouches colons du gouvernement reconnaissent que «Moulay Hassan en effet vient de traverser triomphalement toute une partie de son empire», et d’ajouter, avec résilience que «Moulay Hassan a résolu à son profit ces questions autour desquelles nous avons hésité si longtemps». Mais l’euphorie marocaine sera de courte durée.

Ici s’achèvent les notes d’information les plus saillantes du BCAF sur la chronologie de l’année 1893 des événements ayant conduit à la prise de Touât en 1900.

Par Karim Serraj
Le 25/08/2024 à 11h03