Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) et enseignant en géopolitique décrypte, dans cette interview avec Le360, les raisons de l’hostilité désormais ouverte de l’Algérie à l’égard des Émirats arabes unis. Il y analyse également les origines des crises à répétition d’Alger avec les pays du Sahel, notamment le Mali et le Niger.
Le360: La crise, un temps latente, entre l’Algérie et les Émirats arabes unis éclate au grand jour, le président algérien Abdelmadjid Tebboune ayant notamment déclaré que «partout où il y a des conflits, l’argent de cet État est présent, au Mali, en Libye ou au Soudan». Que cherche selon vous le régime algérien à travers ces démonstrations d’hostilité aux Émirats?
Emmanuel Dupuy: Vous avez raison de rappeler que l’hostilité n’est pas nouvelle. Elle s’est récemment exprimée à travers les récents propos tenus par Abdelmadjid Tebboune, où il a parlé du péché d’orgueil des Émirats arabes unis (EAU) et précisément de leur président Mohamed ben Zayed (MBZ). Mais il faut avoir à l’esprit que l’Algérie et les EAU sont en crise depuis 2020. Pourquoi cette date symbolique de 2020? C’est à ce moment que les Émirats, en plus du Bahreïn, du Maroc et du Soudan, ont signé les accords d’Abraham, accompagnant une normalisation avec l’État d’Israël et, joignant l’acte à la parole, les Émirats ont ouvert un consulat dans la ville de Laâyoune et anticipé, de facto, des investissements d’entreprises émiriennes. C’est l’une des principales récriminations du régime algérien.
Dans les propos de Abdelmadjid Tebboune, il y a un contexte, notamment celui de la Palestine, où les Émirats arabes unis apparaissent comme des médiateurs et discutent avec celui que l’Algérie considère comme un agresseur. Dans sa constitution, l’Algérie ne reconnaît toujours pas le droit à Israël d’exister, se veut le défenseur absolu de la Palestine et reproche aux Émirats d’avoir un peu dérogé à ce soutien. Il y a également d’autres récriminations: le soutien des Émirats au maréchal Khalifa Haftar en Libye depuis 2015, le soutien aux Forces de réaction rapide soudanaises (FSR)… On pourrait également ajouter les accusations de présence plus active des intérêts économiques et militaires des EAU au Sahel, avec une coopération militaire qui s’est établie depuis quatre ou cinq ans entre le Maroc et les Émirats.
«L’Algérie n’en est pas à sa première crise diplomatique avec un certain nombre de ses partenaires historiques, que ce soit au sein de la Ligue arabe ou avec ses voisins.»
— Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE).
On précise aussi que l’Algérie n’en est pas à sa première crise diplomatique avec un certain nombre de ses partenaires historiques, que ce soit au sein de la Ligue arabe ou avec ses voisins. Elle s’est fâchée avec le Mali sur fond d’accueil non accepté par les autorités maliennes de l’imam Dicko à Alger. Elle s’est également fâchée il y a quelques jours avec le Niger sur fond d’accusations d’expulsion de migrants, ce qui lui a valu une convocation de l’ambassadeur algérien à Niamey.
Justement, en plus du Maroc et des Émirats, l’Algérie a provoqué des crises inédites avec les pays du Sahel. Que cherche selon vous Alger en multipliant les actes d’inimitié envers ces pays?
Je ne suis pas certain que l’Algérie cherche à entrer en crise avec ces États. C’est plutôt la politique de voisinage et la politique étrangère algériennes qui provoquent des tensions avec ses voisins malien et nigérien, et il y a de cela quelques années avec le voisin libyen. Souvenez-vous quand le président Tebboune avait menacé d’intervenir militairement à l’intérieur du territoire libyen si des troupes du maréchal Haftar se rapprochaient de la frontière. Il ne faut pas oublier non plus que l’Algérie s’est fâchée avec son voisin tunisien pour les mêmes questions des frontières. En plus évidemment de l’animosité accélérée ou de la tension aggravée avec le Maroc depuis 2021, la rupture des relations diplomatiques aidant et l’interdiction du survol des appareils marocains au-dessus du territoire algérien. Bref, l’Algérie a l’art de se fâcher avec tout le monde. On pourrait même ajouter qu’elle se fâche avec la France, ou plutôt que la France n’arrive pas à normaliser ses relations avec l’Algérie.
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Alger est dans une forme de tension très vive, rendue possible par les choix diplomatiques qui sont les siens, avec un rapprochement avec la Russie et des coopérations militaires avec l’Iran, avec des accusations de soutien de groupes politico-militaires et de fourniture de matériel militaire iranien aux forces armées algériennes, dont on subodore et soupçonne qu’il pourrait être utilisé par des proxys algériens, notamment le Polisario.
C’est d’ailleurs l’un des éléments dont les Émirats arabes unis accusaient en retour l’Algérie, en affirmant qu’elle soutenait ce mouvement qui met en péril la stabilité régionale, que ce soit au Sahara ou dans la partie occidentale de l’Afrique. Les accusations des Émirats, qui rejoignent celles d’un certain nombre de partenaires de la Ligue arabe, témoignent d’un isolement diplomatique algérien au prorata de l’affaiblissement politique du président Tebboune.
«L’Algérie veut proposer un contreprojet en expliquant à un certain nombre de pays qu’il vaut mieux entrer dans son alliance excluante, plutôt que dans une autre alliance incluante ou inclusive.»
— Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE).
Le président algérien a exprimé son souhait d’établir un bloc économique nord-africain, mais sans le Maroc. Quelle est votre lecture de cette décision?
Il faut le percevoir dans un contexte géopolitique plus large. Le Roi du Maroc a émis, en novembre dernier, une proposition de la création d’une nouvelle organisation visant à fédérer les 23 pays de la rive atlantique africaine, une sorte d’africanisme atlantique dont la cohérence est évidente par rapport à l’émergence de la zone économique Sud-Sud. Il ne s’agissait pas de marginaliser l’Algérie, mais de fédérer des pays atlantiques, dont l’Algérie ne fait pas partie. Mais, de facto, l’Algérie s’en est offusquée et en a sans doute pris ombrage en se rapprochant d’une logique visant à devenir une puissance méditerranéenne, avec la mise en avant de ses possible coopérations avec le Nigéria. C’est la raison pour laquelle la brouille avec le Niger perturbe sensiblement cette contre-narration voulant que l’Algérie et un certain nombre de pays de la profondeur africaine ouvrent des cohérences.
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La zone africano-atlantique, telle qu’elle a été proposée par le Maroc, vise aussi à désenclaver les pays avec lesquels l’Algérie souhaitait développer des relations militaires et diplomatiques plus fortes, comme le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Or, ce sont ces quatre pays qui se sont rendus à Marrakech en novembre dernier, validant l’idée que le projet géostratégique marocain d’ampleur et particulièrement innovant allait évidemment désenclaver diplomatiquement et économiquement ces pays, en plus du gazoduc entre Lagos et Tanger, qui va les désenclaver sur le plan énergétique. Bref, l’Algérie exhume des cartons un vieux projet qu’elle a elle-même détruit. L’Union du Maghreb arabe, qui n’avait vu le jour qu’à travers le sommet de Marrakech de 1989, a été bloquée par les Algériens, qui n’en voulaient pas. On est dans la même configuration où l’Algérie veut proposer un contreprojet en expliquant à un certain nombre de pays qu’il vaut mieux entrer dans son alliance excluante, plutôt que dans une autre alliance incluante ou inclusive.