C’est dans l’écrit «Les Présides au Maroc et Ifni» (Revue française de science politique, Vol. 18, No. 2, avril 1968, p.348) que se trouve l’une des références historiques sur le traité du 6 juillet 1961 signé entre le roi Mohammed V et Ferhat Abbes, le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Les auteurs de l’article Françoise de la Serre et Octave Marais (Pseudonyme de Rémy Leveau) s’attardent sur ce traité qui aurait dû changer le cours de l’Histoire, et éviter des décennies de mensonges et de trahison. Cet accord a été rendu caduc et quasiment inexistant après Évian.
La véracité des faits, bien que reconnus puis reniés par les chefs d’État algériens, nous a poussés à investir le dossier personnel du juriste Chayot, un expert juridique qui a participé aux négociations d’Évian (Secrétariat d’État aux Affaires algériennes, La Courneuve, SEAA, Carton 125, 1959-1967).
Le dossier de Chayot trahit le mensonge algérien et le déni de tout engagement avec le Maroc. Dans une optique stratégique visant à récupérer le Sahara, mais seulement en négociant avec la France, il évoque le négociateur algérien Ahmed Francis qui remet en cause, quelques jours à peine après sa conclusion, le traité entre le Maroc et le GPRA:
«Le problème des revendications territoriales des États riverains sur le Sahara ne se pose pas actuellement. Si ces pays riverains ont des revendications à formuler, demain ils les adresseront au gouvernement algérien. Ce problème pourra donc se poser, mais il ne se pose pas à l’échelon où nous discutons. Là où s’exerce la souveraineté française, nous pensons que devra s’exercer la souveraineté algérienne. Les pays riverains, s’ils ont des revendications à formuler, sauront bien à qui s’adresser.» (Ahmed Francis, Lugrin, 25 juillet 1961, p.21)
Le propos de Ahmed Francis, datant à peine de 19 jours après la signature du traité du 6 juillet signé entre le roi Mohammed V et Ferhat Abbes, le président du GPRA, donne la mesure de la mauvaise foi des négociateurs algériens et de la trahison qui était déjà actée au moment où ils scellaient un engagement avec Mohammed V.
D’emblée, Ahmed Francis affirmait que l’Algérie allait s’imposer comme l’héritière de la regrettable institution des «Bureaux arabes». L’Algérie indépendante allait se substituer à la puissance coloniale en matière de frontières. On verra par la suite comment, après l’usage des mots, l’Algérie est passée à l’usage des armes contre le Maroc avant même la conclusion des accords d’Évian.
Un autre négociateur algérien, Saâd Dahlab, n’hésite pas à faire cet aveu qui en dit long sur l’esprit et la réalité de la révolution algérienne: «Le Sahara vient d’être enrichi par la découverte de ressources nouvelles. Même si vous ne nous le demandiez pas, nous vous demanderions de les exploiter.»
Ce n’est donc pas le FLN qui pose problème à la France lors des négociations, mais l’ombre effrayante des pays riverains qui n’ont pas pris la peine d’internationaliser la question du Sahara, par solidarité avec les Algériens, dont les chefs se révéleront à l’orée de l’indépendante cupides et ingrats.
On comprend dès lors les contradictions du régime algérien qui en même temps qu’il se promeut champion de l’anticolonialisme défend mordicus l’héritage du colonialisme. Participe de cet esprit le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation qui n’est pas né d’une situation de décolonisation, mais plutôt dans un contexte qui dénie aux pays riverains tout espoir de décolonisation.
La trahison comme seconde peau
Le 5 septembre 1961, presque deux mois après la signature du traité du 6 juillet 1961, le général Charles de Gaulle affirme ceci: «Il faudra que les populations sahariennes soient consultées sur leur sort et dans des conditions conformes à leur dispersion et à leur diversité.» Quant au premier ministre, ajoute le rapport Chayot, «il a précisé le 20 octobre (1961) dernier devant la commission des Finances de l’Assemblée nationale que ces populations seraient consultées “chacune pour son compte”.»
Pour les négociateurs algériens, qui distinguent entre l’Algérie et le Sahara, l’autodétermination unique et globale est une exigence. La France, qui avait tant insisté sur l’autodétermination du Sahara, finira par jouer la carte de l’autodétermination globale (Algérie + Sahara) contre des solutions satisfaisantes sur d’autres points fondamentaux, notamment les questions de nationalité et les garanties en faveur des Européens. Si ces garanties ont été bafouées juste après l’indépendance (avec l’exode massif des pieds-noirs et des harkis), la France a pu garder pour elle les gros avantages en matière économique et militaire.
L’intégrité territoriale de l’Algérie fut celle de la surface, tandis que le sous-sol et les hydrocarbures restaient en partie sous contrôle français, qui en avait fait la découverte. À cela s’ajoutaient les avantages concédés par l’Algérie en mer et dans les airs (Port de Mers El Kébir, usage des aéroports militaires, champs de tir à Béchar et essais nucléaires à Reggane).
La décolonisation des populations sahariennes, et donc l’internationalisation de la question du Sahara français, a poussé la France à se désengager de son principe: «La justification d’une consultation retardée dans le temps résulterait de la nécessité de convoquer une conférence internationale destinée à fixer le statut économique de ce territoire. Pour fixer ce statut, un État algérien doit participer à la conférence et, par conséquent, être déjà constitué», souligne le dossier Chayot.
Si le Maroc avait choisi de collaborer avec l’Algérie indépendante pour régler le problème des frontières créées par la colonisation, l’Algérie à l’orée de l’indépendance s’est cramponnée à l’Algérie française, en reniant les engagements pris par Ferhat Abbes auprès du grand-père de Mohammed V. Voici ce qu’en dit la note de Chayot:
«Le FLN insiste toujours sur le respect de l’intégrité du territoire et sur la nécessité d’un compte global des voix. Sa crainte est toujours vive de nous voir jouer de la diversité des populations. J’ai maintenu notre position; elle est bonne; elle les gêne.»
Dans le même temps, la France affirme: «La justification d’une consultation indépendante résulte de ce que nous avons dit sur l’autonomie politique et administrative du Sahara, sur l’impossibilité de soumettre le sort des 600.000 Sahariens au vœu des 10 millions d’Algériens et celle de faire résulter le statut économique d’un territoire aussi grand du vœu de populations aussi clairsemées.»
C’est ainsi que la France a cherché à se désengager vis-à-vis de ces mêmes populations, car incapable de préserver ses intérêts économiques au Sahara. L’Algérie œuvra, avec le soutien de la France, à la mise à mort du GPRA, ne reconnaissant que le FLN, seul capable de se constituer en État et de veiller sur les intérêts économiques français.
Des miettes aux pays limitrophes ayant soutenu l’Algérie
L’Organisation commune des régions sahariennes (O.C.R.S.), créée en 1957, et à laquelle la France avait proposé au Maroc de l’intégrer pour exploiter conjointement le fer de Gara Djebilet en échange d’une délimitation définitive des frontières algéro-marocaines, fut rejetée par feu le roi Mohammed V. Le monarque préféra des négociations avec une Algérie «progressiste et militante».
Cette même organisation fut présentée à Évian comme suit: «La structure de l’O.C.R.S. serait essentiellement constituée par un conseil où 70% (ces chiffres étant indicatifs) des droits de vote appartiendraient à l’Algérie et à la France par parts égales (35/35). Le pourcentage restant serait réservé au groupe des pays limitrophes ayant accepté d’entrer dans l’organisation.»
Le Maroc fut exclu par défaut, et seuls le Niger, le Mali et la Mauritanie en firent partie jusqu’à la signature des accords. Ces données furent formulées par la France comme un appât pour le FLN afin de relancer les négociations. En cas de refus du FLN, voici ce qu’il allait advenir:
«Il est impossible d’écarter l’hypothèse d’un refus par le FLN soit de la procédure, soit de nos propositions. Dans ce cas, notre position politique n’aurait guère été entamée, puisque nous avons déjà affirmé « que les populations seraient consultées sur leur avenir », et nous aurions, aux yeux de l’opinion, fait cependant un effort sensible pour résoudre cette difficulté.»
Suite à la conférence de Tripoli en août 1961, Ferhat Abbas fut limogé et remplacé par Youssef Ben Khedda. Saâd Dahlab, futur négociateur, fut nommé ministre des Affaires étrangères, remplaçant Krim Belkacem, qui prit le portefeuille de l’Intérieur. L’ex-ministre des Finances et négociateur à Évian, Ahmed Francis, fut également limogé.
Va-t-on vers une équipe de négociateurs plus souple et consentante face aux revendications coloniales? La France avait aussi ses exigences. En effet, l’équipe algérienne menée par Saâd Dahlab se montra flexible sur les intérêts français, mais intransigeante sur la question de «l’intégrité territoriale». Ce constat, daté du 26 octobre 1961, résume la fin des négociations, sanctionnées le 18 mars 1962 par la signature des accords d’Évian:
«Le FLN a soulevé le problème de l’intégrité territoriale de l’Algérie. Contestant avec force la position française suivant laquelle l’autodétermination et ses conséquences devaient s’étendre seulement aux treize départements de l’Algérie maghrébine, il a fait de l’extension du scrutin aux quinze départements, y compris ceux de la Saoura et des Oasis, un « préalable » à l’étude des autres rubriques figurant à l’ordre du jour arrêté d’un commun accord. Or nous avons, quant à nous, toujours déclaré que la question de souveraineté n’était pas l’essentiel, dès lors que nos intérêts au Sahara et nos libertés de communication avec l’Afrique noire étaient sauvegardés.»
Cette déclaration sur la souveraineté, qui n’était qu’un traquenard visant à préserver les intérêts économiques et militaires, rappelle à bien des égards le projet colonial français de 1898 et sa stratégie de relier l’Algérie à l’Afrique de l’Ouest en grignotant largement les territoires marocains. L’Algérie récupéra ce projet de manière «légale et négociée» pour se substituer à l’ancienne puissance coloniale.
La cession de sept aérodromes militaires, tout comme les essais nucléaires souterrains et aériens, ne valaient rien face à l’éradication de toute idée d’autodétermination au Sahara. Les négociations se focalisèrent dès lors sur la cession de gros avantages économiques et militaires en faveur de la France, contre la reconnaissance d’une Algérie une et indivisible, dont les frontières coloniales seraient opposées au Maroc.
Retour vers le Maroc non pour négocier, mais pour l’agresser
Une fois les intérêts de part et d’autre reconnus, le négociateur français rappelle à Saâd Dahlab, au nom d’une certaine morale: «J’ai donné un avertissement supplémentaire à mon interlocuteur. « Le Général de Gaulle, leur ai-je dit, est un moraliste, un penseur, un homme d’action, mais c’est surtout un homme de décision ». À trop tarder, vous risquez que la solution du problème algérien soit unilatérale.»
Cependant, l’Algérie, qui avait obtenu «l’intégrité territoriale», mais non la souveraineté, s’engageait à jouer le rôle d’un pays docile, garantissant la coopération franco-algérienne. Saâd Dahlab réaffirmait avec force que l’Algérie maintiendrait sa neutralité, comme le montrait sa participation à la conférence des pays non-alignés de Belgrade en 1961. À une question du négociateur français Pierre Joxe, il répondait même: «Le FLN n’a conclu aucun accord avec l’URSS.»
Pourtant, l’histoire révèle les faux-semblants de cette Algérie qui, en quelques années, deviendrait «la Mecque des mouvements de libération». Les preuves rassemblées ici montrent que ce processus de libération reste entaché d’une trahison envers un pays voisin, le Maroc, victime d’une machine de haine et de guerre constamment braquée contre lui.
Les négociateurs algériens avaient déjà surpris leurs homologues français, notamment Pierre Joxe, en mettant en avant la question du cessez-le-feu, un point non essentiel pour la partie française. Chayot semblait avoir oublié que ce cessez-le-feu avec la France serait rapidement converti en une guerre déclarée contre le Maroc, en guise de «remerciement» pour le traité signé le 6 juillet 1961.
Sachant que les accords d’Évian allaient être signés, l’Algérie entreprit une série d’agressions orchestrées par d’anciens officiers et aviateurs de l’armée française, tels qu’Ahmed Ben Cherif et Jamel. Ce dernier, aviateur devenu chef militaire à Dar Kebdani et Zghanghen au Maroc entre 1960 et 1961, fut nommé chef de l’Instruction militaire Ouest basé à Oran dès son retour à Alger le 15 août 1962. Dès juillet 1962, le Secrétariat d’État aux Affaires algériennes rapportait des violations et attaques répétées contre le territoire marocain. Jamel, infiltré dans les rangs du FLN au Maroc selon une note du SDECE, mena toutes les attaques armées contre les postes frontaliers marocains, notamment à Tindouf.
Boumediene utilisa ce type d’officiers pour renforcer ses rangs face à l’ALN, qui combattait dans les différentes wilayas. La trahison envers le Maroc n’avait d’égal que celle envers les martyrs et moudjahidines algériens.
Une conférence révélatrice
Lors de la conférence de presse tenue à Tlemcen le 18 juillet 1962, à laquelle Boumediene participa, Khider ne fit aucune mention au traité de 1961 signé entre Ferhat Abbas et Mohammed V. Il martela cependant que les commandants militaires venant de l’extérieur avaient pris le contrôle du «pays réel»:
«Si le Colonel Boumediene a assisté à cette conférence et a pris la parole, on doit noter qu’aucun des militaires qui étaient présents n’exerce de commandement en Algérie. On peut également être surpris que la wilaya 5 n’ait pas délégué de représentant à cette réunion.» (Message chiffré classé secret envoyé par l’Ambassade de France à Alger au Secrétariat d’État aux Affaires algériennes, La Courneuve, SEAA, Carton 146, 1959-1967)
Le clan d’Oujda trahit ainsi la révolution algérienne le 18 juillet 1962, une trahison précédée par celle envers le Maroc dès le 6 juillet 1961.