Après avoir publié, il y a deux ans, «l’Énigme algérienne», réflexion née des presque huit ans passés comme ambassadeur de France en Algérie, je publie ces jours-ci, toujours aux Éditions de l’Observatoire, «France-Algérie: le double aveuglement».
Dans ce livre, j’essaie, alors que la crise franco-algérienne, née de la reconnaissance en juillet 2024 de la marocanité du Sahara occidental, bat son plein, d’expliquer la naïveté, l’aveuglement, la complaisance parfois, de la France à l’égard de l’Algérie. J’appelle cette politique «bienveillance spontanée» à l’égard de l’Algérie ou «double aveuglement».
Pourquoi cette appellation?
En réalité, cette politique bienveillante à l’égard d’Alger ne date pas d’hier. Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France a adopté plusieurs postures successives.
Sous le général de Gaulle, puis Georges Pompidou, Paris a d’abord opté pour une attitude d’«indifférence polie et un peu honteuse».
Valéry Giscard d’Estaing a ensuite instauré un «scepticisme hautain» envers Alger.
Avec François Mitterrand, la relation s’est transformée en «naïveté complaisante». On se souvient notamment de la politique tiers-mondiste de Claude Cheysson, fondée sur un axe avec Alger et Delhi.
À cela s’ajoutent la renégociation à la hausse du prix du gaz algérien et les largesses accordées à la Mosquée de Paris.
Enfin, sous Jacques Chirac, s’est imposée une forme d’enthousiasme sincère, mais tout aussi naïf.
On passe, ainsi, en quelques décennies, de l’indifférence à l’enthousiasme vis-à-vis de l’Algérie. Les deux quinquennats de Jacques Chirac (qui s’entendait aussi bien avec Abdelaziz Bouteflika qu’avec les Rois du Maroc, Hassan II, puis l’actuel souverain Mohammed VI) ont constitué finalement la seule période durant laquelle Paris et Alger auraient pu trouver un «modus vivendi» pour la suite.
Mais, comme je le raconte, les circonstances, le vote de l’amendement Vanneste par le Parlement français, les alternances politiques en France, la maladie de Bouteflika et les luttes à l’intérieur du pouvoir algérien ont empêché une possible normalisation.
C’est à partir de cette période que la France s’est trouvée piégée (j’insiste sur ce terme) car, enfermée par Alger dans une politique étrangère marquée par deux seules caractéristiques: mémoire et visas, les deux sujets qui, seuls intéressent le pouvoir algérien et sur lesquels il est en position de force.
Limitée au mémoriel et aux visas, cette politique a été poursuivie et amplifiée par les successeurs du président Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et surtout, Emmanuel Macron.
On passe alors de l’enthousiasme raisonné qui caractérisait Jacques Chirac à une politique sinueuse, peu claire, souvent illisible et parfois incompréhensible.
Avec Emmanuel Macron, j’explique que le «pari algérien» entrepris par le candidat d’abord, le président ensuite, s’est transformé en véritable piège. Comment en sortir si ce n’est en se tournant vers le voisin marocain? On connaît la suite.
Vraisemblablement appelée à durer, la crise entre la France et l’Algérie trouve son origine dans la décision du président de la République de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara.
Un geste perçu par Alger comme un affront majeur, entraînant un durcissement de sa position sur l’ensemble des dossiers bilatéraux (le moindre n’étant pas la délivrance des laissez-passer consulaires), le rappel de l’ambassadeur d’Algérie à Paris, les polémiques autour de l’attribution du prix Goncourt à l’écrivain Kamel Daoud, le harcèlement politique et judiciaire de ce dernier, l’arrestation de Boualem Sansal (auquel je dédie ce livre), puis, tout récemment, l’arrestation d’un agent consulaire algérien du consulat de Créteil suivie par l’expulsion de diplomates français par Alger et l’expulsion de diplomates algériens par Paris.
La violente crise actuelle entre la France et l’Algérie ne surgit pas ex nihilo. Elle met en lumière, selon moi, un double aveuglement français: diplomatique d’une part, intérieur d’autre part.
Sur le plan diplomatique, la France souffre d’une vision floue et ambivalente de sa relation avec Alger depuis l’indépendance.
Si la tension actuelle peut sembler inédite par son intensité, elle s’inscrit en réalité dans une histoire longue, déséquilibrée et marquée, dès 1962, par ce que je qualifie de «lâche soulagement».
À la fin de la guerre de sept ans contre le FLN, soulagés d’en finir, les dirigeants français ont adopté vis-à-vis du pouvoir algérien (né du coup d’État de l’«Armée des frontières» durant l’été 1962) une «bienveillance spontanée», devenue au fil du temps une posture faite de naïveté, de complaisance, d’aveuglement et de repentance. Alger a su en tirer parti.
«Soixante ans après la fin de la quatrième République, le «dossier algérien» reste un enjeu sensible de la politique nationale française, sous une forme, certes, renouvelée, mais toujours aussi pesante.»
— Xavier Driencourt
Cette logique atteint aujourd’hui son paroxysme: jamais la France ne s’est retrouvée dans une position aussi affaiblie face à l’Algérie que sous le mandat d’Emmanuel Macron.
À cela s’ajoute un aveuglement en matière de politique intérieure. Paris semble aujourd’hui redécouvrir l’étendue des réseaux d’influence algériens sur le sol français: la Mosquée de Paris, l’ambassade et ses relais consulaires, un maillage associatif dense, des influenceurs et une partie de la communauté algérienne activement mobilisée.
À la différence de son prédécesseur Abdelaziz Bouteflika, le président Tebboune entend jouer un rôle actif dans la vie politique française, en s’appuyant sur la diaspora.
Son inspiration? Moins Bouteflika que Recep Tayyip Erdogan, dont il semble vouloir reproduire la stratégie d’influence à l’Allemande, avec la communauté turque en Europe.
C’est là un paradoxe saisissant: soixante ans après la fin de la quatrième République, le «dossier algérien» reste un enjeu sensible de la politique nationale française, sous une forme, certes, renouvelée, mais toujours aussi pesante.
Enfin, cette crise en dit long sur la fragilité du pouvoir algérien lui-même. Isolé diplomatiquement (en froid avec presque tous ses voisins et partenaires: Maroc, Espagne, France, Mali, Libye, et même les Émirats arabes unis), il fait face à une instabilité intérieure croissante.
Comme souvent, un régime fragilisé à l’intérieur cherche à projeter une forme de puissance à l’extérieur, espérant rallier l’opinion autour de causes nationalistes. Et à qui d’autre faire jouer cette fibre sinon contre les deux ennemis désignés: la France et le Maroc?
La chute des prix des hydrocarbures ne fait qu’ajouter à la vulnérabilité d’un système en quête de cohésion.
À la fin de ce livre, je ne peux cacher un certain pessimisme. Un pessimisme à l’égard de l’Algérie, qui, soixante-trois ans après son indépendance, peine encore à tourner la page. Le pays continue de s’abriter derrière l’ombre de la colonisation pour expliquer ses échecs, sans jamais réellement interroger ses propres responsabilités.
Le même discours ressurgit inlassablement: la rhétorique du complot «maroco-franco-sioniste», l’hostilité supposée du monde occidental, les éternels regrets des nostalgiques de l’Algérie française. Bref, toutes les vieilles recettes sont servies à nouveau, comme si l’histoire devait sans cesse se répéter, sans ouverture vers un avenir lucide et apaisé.
Pessimiste également, je le suis pour les relations franco-algériennes qui n’ont jamais été faciles ni simples, mais sont aujourd’hui carrément embourbées. Je ne vois à la crise actuelle guère d’issue favorable.
À titre de politique-fiction, plusieurs pistes peuvent être envisagées.
Premier scénario, le plus sombre: celui de la rupture diplomatique. Ainsi, une escalade pourrait culminer autour du 5 juillet, date hautement symbolique de l’indépendance algérienne, qu’Alger pourrait instrumentaliser pour afficher une posture de fermeté face à l’ancien colonisateur. Une telle décision, malgré son apparente audace, aurait, toutefois, un coût élevé pour le régime algérien, qui n’est peut-être pas prêt à en assumer les conséquences économiques, géopolitiques et sociales.
Deuxième scénario, à l’opposé, serait celui d’un apaisement calculé. Là encore, autour du 5 juillet, Alger pourrait chercher à désamorcer les tensions en procédant à un geste symbolique, comme un verdict clément en appel dans l’affaire Boualem Sansal. Mais même dans cette hypothèse, la normalisation avec Paris s’annonce complexe. Les dégâts provoqués par les autorités algériennes dans la relation bilatérale sont profonds. L’un des plus durables, bien que peu commenté, est l’image dégradée (voire toxique) de l’Algérie dans l’opinion publique française.
Un pouvoir lucide devrait s’interroger sur l’utilité, à ce stade, d’une véritable stratégie de reconquête narrative.
Enfin, un troisième scénario mérite attention: celui de l’instabilité interne. On oublie souvent que le système algérien est tout sauf monolithique. Derrière la façade d’un pouvoir centralisé, se cache une structure fragmentée, traversée de rivalités et de lignes de fracture. L’isolement diplomatique croissant du pays, conjugué à sa fragilité intérieure, pourrait bien finir par produire des secousses… non pas en surface, mais au cœur même du pouvoir.
En conclusion de mon ouvrage, après avoir abordé la question sensible des privilèges migratoires accordés aux ressortissants algériens en vertu de l’accord franco-algérien de 1968, je m’interroge sur les voies d’un possible rétablissement des relations entre Paris et Alger.
Il faudra bien, tôt ou tard, sortir de cette impasse. Car, ce que nous vivons aujourd’hui ne peut être qualifié autrement que de fiasco diplomatique. Un fiasco marqué par des malentendus persistants, des réflexes postcoloniaux mal assumés, et une absence de vision commune.
Sortir de cette crise exigera du courage politique, une lucidité partagée et la capacité, enfin, de bâtir une relation fondée non sur les fantômes du passé, mais sur les intérêts réciproques et un dialogue sincère entre deux nations liées par l’histoire, mais trop longtemps prisonnières de celle-ci.