Le retour des frontières (2)

Xavier Driencourt.

ChroniqueUne autre frontière, bien connue de nos lecteurs, est en jeu également: la frontière avec l’Algérie, fermée depuis 1994. L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été arrêté, incarcéré, jugé pour avoir parlé de cette frontière!

Le 20/05/2025 à 15h59

En 1989, avec la chute du mur de Berlin, le «nouveau monde» qui commence abolit les frontières: les ex «pays de l’Est» détruisent progressivement ce rideau de fer que symbolisa, trente ans durant, le mur de Berlin; la chute de ce mur génère la disparition de la frontière entre les deux Allemagnes créée après la seconde guerre mondiale. L’ URSS à son tour implose et de nouvelles républiques, Ukraine et Biélorussie, Etats baltes, Lituanie, Lettonie et Estonie à l’Ouest, Géorgie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Etats d’Asie centrale prennent forme au sud et au Caucase. Avec la chute du mur de Berlin, c’est non seulement l’URSS dépecée et réduite à l’ancienne Russie, mais c’est aussi la chute du système communiste implanté en 1917. C’est enfin la Yougoslavie qui explose à son tour et six Etats naissent, certains au prix d’une guerre, de l’ancienne fédération yougoslave que Tito avait gouvernée deux décennies durant.

Le rideau de fer disparaît à son tour à la fin des années 80 et les républiques de «l’Europe de l’Est» s’empressent de rejoindre l’Union européenne et l’Alliance atlantique.

C’est donc, en quelques années, une révolution totale politique et géographique qui transforme le continent européen.

Avec Schengen, l’Europe, à son tour, se moque des frontières. La libre circulation correspondait, à l’époque où la Convention de Schengen a été conçue et pensée, à un aboutissement de la pensée libérale. La construction d’un marché commun d’abord, du marché unique ensuite, consacrait la libre circulation des marchandises, des capitaux puis des hommes. Cette libre circulation à l’intérieur de ce qu’on appelle «l’espace Schengen» représente un droit européen nouveau et offre de nombreux avantages: aux Européens, celui de voyager librement sans contrôle ni contrainte à l’intérieur de cet espace; aux étrangers, Américains, Australiens ou Chinois, la possibilité de faire un «tour d’Europe» en huit jours sans avoir à demander de multiples visas, pour la France, pour l’Italie, pour l’Allemagne; aux migrants, la possibilité de circuler dans toute l’Europe. Les postes frontières sont désarmés puis disparaissent. Dans cette période, la nouvelle monnaie européenne, l’euro, abolit les différences et les frontières monétaires: tout citoyen peut non seulement voyager sans visa ni passeport dans l’espace Schengen, mais il peut aussi payer avec la monnaie unique dans les pays membres de la zone euro. Finies les frontières, finis les bureaux de change, finies les transactions financières. À la même époque, Internet abolit les frontières de l’information, comme l’arme nucléaire avait aboli les frontières de la guerre en 1945.

En un mot, au début des années 2000, le nucléaire a aboli les frontières de la guerre, internet, les frontières des échanges, Schengen a détruit les frontières douanières et l’euro abattu les frontières monétaires. Le monde est libre…

Ce monde sans frontières pouvait-il durer? Très rapidement, le «cours des choses», les logiques historiques, les nationalismes semblent l’avoir emporté. Les frontières finissent par renaître, même si les postes frontières ne réapparaissent pas. Ce sont aujourd’hui plutôt des murs qui remplacent les barrières douanières.

En Europe, si le rideau de fer a disparu, aujourd’hui un mur protège bel et bien la Pologne et la Lituanie contre l’entrée de migrants venus de l’Asie ou de l’Orient compliqué, entrée facilitée ou instrumentalisée par la Biélorussie. La frontière est plus matérialisée que jamais. La Hongrie fait la même chose pour se protéger et l’Union européenne a mis sur pied une force frontière «Frontex». L’Europe qui avait vécu une décennie sans frontières depuis la signature de la Convention de Schengen et la chute du Mur est rappelée à la réalité et se ferme matériellement et juridiquement au point qu’une possible modification de la Convention est de plus en plus demandée.

La frontière c’est aussi, en 2025, deux conflits.

Le conflit en Ukraine est bien né de la volonté du Président russe de revoir la carte de l’Europe, carte abolie en 1989, de rectifier les frontières et, au-delà de réaffirmer les droits de l’empire russe démantelé et humilié, estime-t-il, en 1989. Les anciennes républiques «d’Europe de l’Est» qui avaient choisi dans les années 90 de se mettre sous protection européenne et atlantique doivent désormais réaliser qu’on ne déplace pas impunément une frontière! L’annexion de la Crimée, l’invasion de l’Ukraine par Moscou, la probable annexion des provinces russophones de l’Est de l’Ukraine constituent bien le signe que la frontière peut être modifiée et n’est pas éternelle. Elle est le résultat d’une conquête, d’un rapport de forces.

La guerre entre Israël et les Palestiniens, à Gaza ou dans les «Territoires occupés», souligne, une fois encore, que les frontières généralement, et dans cette partie du monde encore davantage, sont présentes: à Gaza, en octobre 2022, le mur construit et les protections électroniques n’ont pas suffi à dissuader les terroristes du Hamas à franchir ce qui sert de «frontière» avec Israël. Ailleurs, en Cisjordanie, l’implantation de colonies israéliennes dans ce qu’on appelle les «Territoires occupés» montre là encore qu’une nouvelle frontière rectiligne serait quasiment impossible à tracer entre deux Etats, l’un palestinien, l’autre Israël. Cette «peau de léopard» que constitue la Cisjordanie aujourd’hui a tous les défauts d’une zone contestée et rend impossible tout tracé d’une frontière internationale.

Enfin, comme si les frontières ne pouvaient rester stables, elles constituent des points de fixation et des risques dans des zones où on les pensait pérennes: Taïwan est revendiqué comme jamais par la Chine qui n’admet ni une éventuelle indépendance de l’île, ni une séparation dont elle bénéficie de facto depuis 1945. En Amérique, le Président Trump veut, pour sa part, repousser les frontières des États-Unis en revendiquant le Groënland, la zone du canal de Panama et en appelant le Canada à devenir le 51ème Etat américain.

Une autre frontière, bien connue de nos lecteurs, est en jeu également: la frontière avec l’Algérie, fermée depuis 1994. L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été arrêté, incarcéré, jugé pour avoir parlé de cette frontière! La reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental a provoqué une crise spectaculaire entre Paris et Alger, crise inédite sur laquelle je reviendrai dans une prochaine chronique.

Donc, oui, les frontières sont bien de retour…

Par Xavier Driencourt
Le 20/05/2025 à 15h59