Parler de Gaza, oui, mais comment?

Fouad Laroui.

Si beaucoup d’intellectuels se taisent, c’est parce qu’ils pressentent qu’on veut leur faire dire ce qu’ils n’ont pas envie de dire.

Le 18/06/2025 à 11h02

Depuis plus d’un an et demi, et sur tous les tons, c’est la même question qui revient:

- «Pourquoi ne parlez-vous pas de Gaza?»

La question est parfois posée de façon agressive, parfois calmement. Elle marque la surprise ou l’indignation ou la déception– et le procès d’intention est souvent manifeste.

- «Pourquoi vous taisez-vous?»

Le silence des intellectuels est un thème vieux comme le mot lui-même, qui fit son apparition avec l’Affaire Dreyfus et le coup d’éclat de Zola (J’accuse!). Depuis, l’intellectuel est sommé de prendre position sur tous les sujets– et s’il ne le fait pas, il est suspect. C’est tout juste si on ne le traite pas de déserteur ou de traître.

En fait, si beaucoup d’intellectuels se taisent sur tel ou tel sujet, c’est parce qu’ils pressentent qu’on veut leur faire dire ce qu’ils n’ont pas envie de dire. Acculés, certains s’en tirent par des formules ambiguës. Interrogé en 1957 sur la lutte menée par le FLN pour l’indépendance de l’Algérie, Albert Camus répondit:

- «Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice

Cette phrase énigmatique fit couler beaucoup d’encre, jusqu’à aujourd’hui…

Camus, pied-noir d’Algérie, ne pouvait pas donner une réponse courte, claire et péremptoire. Et c’est bien là le problème. L’activité principale d’un intellectuel est la réflexion– et la réflexion mène rarement à des formules à l’emporte-pièce.

Aujourd’hui que la guerre s’est étendue à l’Iran, il est encore plus compliqué de répondre en un mot aux questions du genre «Que pensez-vous de…?» Ce sont des tomes qu’il faudrait.

Et maintenant, parlons enfin de Gaza. Mais sous quel angle? Là est la question. Distinguons-en deux:

1. L’angle humanitaire. Ce qui se passe dans cette bande de terre exiguë est ignoble, abject, effrayant– et on pourrait épuiser le dictionnaire à qualifier le blocus que subit la population civile, femmes, enfants et vieillards compris. Les souffrances des Palestiniens de Gaza émeuvent même certains Israéliens (lisez Haaretz et vous verrez.) Mais a-t-on besoin des intellectuels pour exprimer cela? N’importe qui peut constater et dénoncer ce qui se passe là-bas. Ça ajouterait quoi que je répète après mille autres «C’est horrible, c’est scandaleux, faisons quelque chose» tout en piétinant sur place comme les carabiniers d’Offenbach?

«Le rôle de l’intellectuel est de traiter du temps long, au-delà des fulgurations et des illusions de l’instant. Et ce que le temps long nous montre, c’est que les Arabes n’ont jamais raté l’occasion… de rater une occasion. »

—  Fouad Laroui

2. L’angle de l’analyse historique et stratégique. C’est là qu’on attend vraiment les intellectuels. Et c’est là que ceux qui vivent dans un pays arabe se heurtent à ce que Gregory Bateson nommait une «injonction contradictoire». On exige d’eux qu’ils se prononcent sur ce qui se passe à Gaza– tout en leur indiquant sur un ton comminatoire ce qu’il ne faut surtout pas dire: critiquer le choix de Hamas d’attaquer Israël le 7 octobre 2023. Ce jour-là, ce groupe, qui ne représente pas tout le peuple palestinien, loin de là, a déclenché une attaque suicidaire, suivie d’un massacre de civils, contre un adversaire cent fois plus fort que lui, doté d’une industrie d’armement de pointe et soutenu à fond par les États-Unis et plusieurs puissances européennes. Les chefs du Hamas (tous liquidés entretemps) croyaient-ils sérieusement qu’Israël allait s’évaporer, disparaître, après ce coup d’éclat sans lendemain? N’avaient-ils pas prévu que la riposte allait être foudroyante, sanglante, dévastatrice– et d’abord pour leur propre peuple?

Le rôle de l’intellectuel est de traiter du temps long, au-delà des fulgurations et des illusions de l’instant. Et ce que le temps long nous montre, c’est que les Arabes n’ont jamais raté l’occasion… de rater une occasion. Dès les années 60, Hassan II et Bourguiba leur disaient, avec raison, que le choix de l’affrontement militaire avec Israël n’avait aucun sens et qu’il fallait chercher le compromis. L’Égyptien Samir Amin, un des grands intellectuels arabes, ne disait pas autre chose quand il parlait de la ‘levantinisation’ future d’Israël, c’est-à-dire son acceptation puis son intégration culturelle dans la région, ce qui lui aurait fait perdre son aspect colonial– à l’époque, l’arabe était langue officielle du pays à côté de l’hébreu, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Si on les avait écoutés, la Palestine, avec son capital humain d’exception, sa position géographique, sa contiguïté avec Israël, serait aujourd’hui le pays le plus avancé du monde arabe et Gaza ressemblerait à Dubaï. Au lieu de quoi, c’est un champ de ruines en attendant l’annexion par Netanyahou de ce qu’il reste de la Palestine historique, à commencer par la vallée du Jourdain. Quel gâchis…

Lors des négociations de Camp David en 2000, Yasser Arafat rejeta une offre de paix substantielle d’Ehud Barak, alors Premier ministre israélien, avec des concessions importantes sur Jérusalem-Est et le retour des réfugiés palestiniens, le tout avec la garantie de Clinton. Arafat refusa et préféra déclencher la seconde Intifida qui amena, en fin de compte, Netanyahou au pouvoir. Quel gâchis… (bis)

Au moment où j’écris ces lignes, la radio annonce que Trump et Netanyahou exigent la capitulation sans condition (unconditional surrender) de l’Iran, le principal support de Hamas et du Hezbollah– lui aussi décimé entretemps. On en est là.

On en est là parce qu’au lieu d’écouter les intellectuels, on a préféré suivre les traîneurs de sabre, les fous du genre Kadhafi ou les vantards ineptes qui prétendent ‘libérer la Palestine’ depuis le confort de leur palais présidentiel, à trois mille kilomètres de Gaza et de Jérusalem.

Depuis des décennies, beaucoup d’intellectuels du monde arabe ont l’impression qu’on ne les écoute pas. Pire: on les insulte, on les traîne dans la boue quand ils essaient de faire entendre la voix de la raison. Il est tellement plus facile de manifester dans les rues, sans risque, le poing levé, en scandant des slogans parfaitement illusoires sur ‘la Palestine, du fleuve à la mer…

On ne les écoute pas, ces intellectuels.

Alors ils se taisent.

Par Fouad Laroui
Le 18/06/2025 à 11h02