Ne laissons pas ChatGPT envahir nos amphis

Fouad Laroui.

ChroniqueComment faire la différence entre quelqu’un de vraiment cultivé et quelqu’un qui ne fait que lire avec aplomb un texte généré par un algorithme?

Le 21/05/2025 à 10h59

Il y a quelque chose de fondamentalement changé dans les rapports entre enseignants et étudiants depuis l’apparition de ChatGPT. Je m’en suis rendu compte récemment dans un amphithéâtre ensoleillé.

Autrefois, l’enseignant pouvait faire son cours dans un silence de cathédrale, un silence tout juste traversé du crissement d’un crayon sur une feuille de papier ou ponctué d’un éternuement intempestif. Les étudiants avaient tout le temps d’assimiler le cours en le révisant avant d’y revenir, quelques jours ou quelques semaines plus tard, avec des remarques ou des questions adressées au professeur.

C’est fini, tout ça.

Il y a quelques semaines, je suis entré dans un amphithéâtre où m’attendaient une cinquantaine d’étudiants pour un cours sur le darwinisme. Je pris soin de poser immédiatement une question: quelqu’un peut-il m’exposer clairement et dans le détail la théorie de Darwin? Il ne s’agit pas de sa réduction abusive à une phrase («L’homme descend du singe», qu’on ne trouve d’ailleurs nulle part dans l’œuvre du savant anglais) mais de la théorie elle-même et de ses justifications empiriques. Malgré mon insistance, aucun doigt ne se leva. Aucun. Je commençai donc le cours– avec, pour détendre l’atmosphère, une citation du Livre des animaux de Jâhiz, qui définit le darwinisme mille ans avant la parution de L’Origine des espèces.

Et voici ce qui est nouveau dans l’enseignement: au bout de quelques minutes, des doigts se levèrent et des étudiants se mirent à présenter toutes sortes d’objections très précises au darwinisme: la théorie des «équilibres ponctués» ne lui est-elle pas préférable? Où sont donc les chaînons manquants? Darwin était-il capable de distinguer entre variations somatiques et variations germinales? Rappelons que quelques minutes auparavant, ces mêmes étudiants –par ailleurs parfaitement sympathiques, attentifs et polis– ne savaient rien du sujet.

Je ne fus pas longtemps à comprendre qu’ils avaient demandé à ChatGPT quelles étaient les objections scientifiques au darwinisme –et ils me les servaient telles quelles, sans les comprendre vraiment (c’est le point le plus important de mon argumentation).

Ça m’a rappelé une anecdote que je crois avoir narrée dans ces colonnes: c’était l’été dernier, au cours d’un déjeuner du côté de Tétouan. Un convive participait à la conversation –qui portait sur le conflit russo-ukrainien– en lisant tout haut ce que ChatGPT lui dictait dans son portable. J’en avais été atterré. On en est là?

Oui, on en est là. Nous sommes entrés dans une ère où chacun peut feindre d’être cultivé ou érudit. Prenez l’ami Bouazza, qui ne sait rien de rien:

- Vous parlez de quoi, là? De l’influence de Ruskin sur Proust? Attendez une seconde, je vais vous dire ce que j’en pense. Clic-clic DeepSeek. Voilà, voilà: il n’est pas sûr que Proust ait emprunté à Ruskin sa conception de l’art comme vision poétique de l’univers, c’est-à-dire l’idée que chaque artiste doit trouver en lui-même la matière de son œuvre. Et toc!

- Bouazza, est-ce que tu sais qui était Ruskin et qui était Proust?

- Non, aucune idée. Mais j’ai raison, non?

Armé d’un smartphone, chacun peut feindre de tout savoir, d’avoir tout compris. Comment, dès lors, faire la différence entre quelqu’un de vraiment cultivé et quelqu’un qui ne fait que lire avec aplomb un texte généré par un algorithme? Comment apprécier les qualités intrinsèques d’un individu, ses talents?

Que faire? Dans l’absolu, je ne sais pas. Interdire l’IA générative? Autant vouloir arrêter le vent avec un tamis. Mais pour ce qui est de l’enseignement, j’ai trouvé la parade, au moins à mon niveau: la consultation des portables est strictement interdite dans mes amphis.

Et c’est ainsi que je peux donner tranquillement mes cours sans que ChatGPT y fasse soudain intrusion, déguisé en Ayman ou en Hiba…

Par Fouad Laroui
Le 21/05/2025 à 10h59