Au printemps 1979, la scène semble ordonnée: le général Moussa Traoré, chef de l’État malien, et le général Olusegun Obasanjo, président du Nigeria, effectuent les 3 et 4 mai une visite officielle à Alger. L’objectif affiché est de préparer un sommet extraordinaire consacré à la question du Sahara «occidental», annoncé lors de la quinzième conférence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à Khartoum en 1978. Le 7 mai, Le Monde présente l’épisode comme une victoire diplomatique pour le Polisario, qui aurait su établir un contact direct avec deux chefs d’État influents. Mais l’apparente neutralité masque un enchaînement plus trouble: le rôle réel du pays hôte et l’engagement idéologique et militaire de certains États «neutres» du Comité ad hoc de l’OUA. Les archives diplomatiques de l’époque éclairent d’un jour cru ce théâtre savamment monté. Et, ce faisant, elles permettent de comprendre comment la reconnaissance de la RASD en mars 1980 puis son admission à l’OUA en 1982 furent rendues possibles— non par une simple dynamique endogène, mais par une stratégie régionale d’exportation du séparatisme.
Le double jeu du Mali, entre médiation et dépendance
Un communiqué secret à diffusion restreinte, envoyé par l’ambassadeur de France à Bamako, Gérard Serre, le 6 décembre 1979, rapporte une information clé: des combattants du sud de l’Algérie, du Mali et du Niger s’entraînent dans la base de Koulikoro, à 50 km de Bamako, sous «l’encadrement effectué par la RDA» (Allemagne de l’Est). Le document précise que cet événement «traduirait l’évolution récente du gouvernement malien en faveur du mouvement sahraoui». La logique politique qui en découle est une mise au pas, par l’Algérie, du président Moussa Traoré:
«L’attitude de ce dernier (le Mali) s’expliquerait par le désir du président Moussa Traoré de donner un gage aux protecteurs du Polisario (l’Algérie et la Libye) de façon à obtenir qu’ils s’abstiennent de soutenir, dans des régions désertiques, un mouvement subversif qui cette fois-ci s’en prendrait au Mali.»¹

Cet extrait éclaire la position de Bamako: officiellement médiateur, officieusement partenaire contraint, le Mali cherche à acheter la neutralité de ses voisins les plus remuants. Pour un régime fragilisé par des tensions périphériques et des ressources militaires inadaptées au désert, s’aligner sur la cause sahraouie devient une assurance-vie, une manière d’éteindre— ou de différer— le feu chez soi. Loin de l’idéal panafricaniste, cette «médiation» que jouera le Mali dans le Comité sur le Sahara procède d’un calcul défensif. Elle inscrit le Mali dans la mécanique algérienne: faire du Polisario un instrument de pression, et du soutien à ce dernier la monnaie d’échange d’une forme de paix armée au Sahel.
Ce «gage» malien, on le sait, aura des effets tangibles: la voix de Bamako pèse lors de la reconnaissance de la RASD en mars 1980 et dans le processus qui conduira à son admission à l’OUA en 1982. La peur d’un «mouvement subversif» chez soi se troque contre une caution offerte à la cause du voisin.
Confidences mauritaniennes: Tripoli et Alger, la main dans le sac
Le 26 décembre 1979, Gérard Serre, l’ambassadeur de France au Mali, rapporte les confidences de son homologue mauritanien à Bamako, qui décrit la structuration du mouvement séparatiste du Nord Mali. Ce séparatisme malien, encore d’actualité de nos jours, est né à Tripoli, sous la houlette de Mouammar Kadhafi, qui a laissé Alger prendre la suite, et jusqu’à aujourd’hui où Tebboune fait les mains et les pieds pour reprendre position dans le Sahel. Le document montre également que Kadhafi a instrumentalisé des figures locales:
«L’Ambassadeur de Mauritanie à Bamako vient de me confier que le mouvement de libération du Mali, plus exactement du Nord Mali, constitué à Tripoli, est animé en fait par d’authentiques représentants des populations du Nord, le rôle que s’est donné le nommé Didi Demba Medina Soumboudou et qu’a amplifié récemment “Jeune Afrique”, n’est qu’un épiphénomène sans importance.»²


Quant à la figure qui se drapera de l’étendard du séparatisme dans le nord du Mali, les archives font émerger le nom de Mahmoud Hamrany— ancien ambassadeur malien à Cuba, en Algérie et au Ghana — comme acteur-relais entre Tripoli et les cadres du Polisario. Le groupe sécessionniste est formé par «les Maliens du Nord actuellement en Libye, parmi lesquels figurerait M. Mahmoud Hamrany, d’ethnie maure. Cet ancien ambassadeur du Mali à Cuba, en Algérie et au Ghana, qui réside à Tripoli depuis 1975, serait l’un des animateurs d’un mouvement séparatiste du Nord Mali. Il aurait en outre des liens étroits avec les dirigeants de la “république arabe sahraouie démocratique” pour lesquels il aurait accompli quelques missions.»
«Le document évoque une préparation de rébellion dans le Mali, orchestrée par la Libye et l’Algérie, attestant que la menace est réelle: réunions clandestines, relais notabiliaires, soupçon de financement séparatiste»
— Jillali El Adnani
L’ambassadeur mauritanien précise que Nouakchott a alerté Bamako dès 1977. On comprend alors la pression pesant sur le régime de Traoré: reconnaître le risque, c’était admettre l’exposition du Nord à une dissidence armée; ne pas le reconnaître, c’était laisser s’installer un foyer de subversion qui rejaillirait sur l’équilibre sahélien. La «solution» trouvée— s’aligner sur Alger et soutenir la façade sahraouie— relève moins d’une conviction que d’un réflexe de survie.
Enfin, le document évoque une préparation de rébellion dans le Mali, orchestrée par la Libye et l’Algérie, attestant que la menace est réelle: réunions clandestines, relais notabiliaires, soupçon de financement séparatiste. Pour Bamako, il ne s’agit plus d’hypothèses, mais d’indices concordants. La promesse d’Alger de «retenir» ses propres leviers de déstabilisation devient une denrée politique convoitée par Bamako. La boucle s’achève: la menace intérieure produit l’alignement extérieur.
Le «modèle algérien», 45 ans plus tard
Mars 1980 scelle la reconnaissance de la RASD; 1982 entérine son admission à l’OUA. Ce continuum ne peut être lu sans les pièces diplomatiques qui précèdent: sans «gage» malien, sans relais tripolitains, sans campements «sahraouis» synthétiques, sans pression sécuritaire au Nord, la trajectoire du Polisario aurait été autre. Le résultat est un Sahel livré à une politique du désordre, dont la valeur est d’abord instrumentale: affaiblir les États voisins et remodeler les équilibres régionaux. Ce que l’Algérie n’a jamais cessé de faire.
Quarante-cinq ans plus tard, la scène a changé de décor, mais le mécanisme demeure. En janvier 2024, Bamako a dénoncé l’Accord d’Alger de 2015, lui reprochant d’avoir institutionnalisé la fragmentation du Nord et servi de levier d’ingérence; début 2025, Bamako est allé plus loin en accusant Alger de «complicité» avec des groupes armés et de leur offrir hébergement et appui logistique. Dans le brouillard des fronts, un nom revient en boucle: Iyad ag Ghali, chef du JNIM et désormais visé par la CPI; aux yeux des autorités maliennes et de plusieurs observateurs sahéliens, son spectre hante des sanctuaires transfrontaliers et nourrit l’idée que l’hospitalité diplomatique se mue en tolérance stratégique.
Qu’on y voie propagande ou symptôme, le fil se tend du printemps 1979 à aujourd’hui: faire et défaire la sécurité par délégation, peser sur Bamako en jouant la carte des périphéries, découper l’État au ciseau des accords. L’«Accord d’Alger» n’aura été, pour ses détracteurs, que l’épure contemporaine d’un vieux dessin: administrer le désordre pour gouverner la profondeur sahélienne.
1- Communiqué secret à diffusion restreinte, intitulé «Le Mali et le Polisario», émanant de l’ambassadeur de France à Bamako, Gérard Serre, le 6 décembre 1979. Archives diplomatiques, Centre des archives de Nantes, ambassade de France à Rabat, 558PO/1/221.
2- Communiqué intitulé «Mouvement de Libération du Nord Mali», envoyé par l’ambassadeur de France à Bamako, Gérard Serre, le 26 septembre 1979. Archives diplomatiques de Nantes. Ambassade de France à Rabat, 558PO/1/221.





