L’industrie agroalimentaire est-elle globalement dans une situation difficile? Les données disponibles poussent à le croire. Selon un sondage du Haut-Commissariat au plan (HCP) auprès des opérateurs du secteur secondaire, publié le 6 décembre dernier, au 4ème trimestre 2023, les entreprises opérant dans l’industrie alimentaire s’attendaient à une baisse de la production.
Un autre sondage, publié fin décembre 2023 par Bank Al-Maghrib (BAM), indiquait que pour les prochains mois, les industriels du secteur agroalimentaire s’attendent à une baisse de la production et à une stagnation des ventes. De même, un point de conjoncture publié le 4 janvier 2024 par le HCP note que l’activité de l’agroalimentaire a pâti de la poursuite des tensions sur la production agricole, affichant un recul de 1,4% en variation annuelle au quatrième trimestre 2023. Enfin, côté exportations, les dernières statistiques publiées par l’Office des changes sur les échanges extérieurs montrent que les ventes à l’étranger de l’industrie alimentaire ont reculé de 0,8% à fin novembre 2023.
Ces différents chiffres et projections renseignent-ils sur un passage à vide du secteur? Est-ce à cause de la sécheresse qui sévit encore cette année au Maroc? Contacté par Le360, Abdelmounim El Eulj, président de la Fédération nationale de l’agroalimentaire (FENAGRI) n’exprime pas d’inquiétude sur le secteur, assurant surtout qu’aucune rupture n’est à craindre dans la production du secteur et l’approvisionnement du marché.
En ce qui concerne l’impact de la sécheresse sur le secteur, il tient à souligner que la rareté des précipitations n’est pas une donnée nouvelle, puisque cela fait six ans que le Maroc vit une telle situation. Les opérateurs sont ainsi capables de s’adapter aux différents chocs, dont ceux d’ordre géopolitique (conflit Russie-Ukraine, guerre Israël-Hamas) et la montée de l’inflation. Pour illustrer cette adaptation, le patron de la FENAGRI cite l’exemple de la solution consistant à recourir à la transformation des produits semi-finis.
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Toutefois, Abdelmounim El Eulj ne minimise pas l’impact de la sécheresse sur le secteur. «Il faut trouver un moyen de sauver la transformation des produits de première nécessité. Il faut une coordination entre les industriels et les autorités pour un compromis gagnant, pour amortir le choc; une coordination pour la survie des industries», indique-t-il, évoquant des restrictions imposées par le gouvernement pour faire face à la sécheresse, dont celles relatives à l’utilisation de l’eau pour l’irrigation. Il appelle à ne pas généraliser ces mesures et à exclure les régions qui sont moins touchées par le stress hydrique.
L’agro-industrie doit s’adapter à la nouvelle donne climatique
Pour l’économiste Mohammed Chiguer, président du Centre d’études et de recherches Aziz Belal (CERAB), cette baisse de régime que connaît actuellement le secteur agroalimentaire est certainement en lien avec la rareté des précipitations et le très faible taux de remplissage des barrages. Ce qu’illustre, entre autres, le manque de la matière première dont pâtissent des unités de trituration d’olives dans certaines régions (Guercif, Missour, Taounate…).
Cette situation s’expliquerait également par l’exportation d’une bonne partie de la production agricole au détriment de la transformation, lésant ainsi les usines opérant dans le secteur de la matière première. Ce qui serait accentué, selon Mohammed Chiguer, par le renforcement des échanges extérieurs avec certains pays partenaires, tels que le Royaume-Uni et certains pays d’Afrique subsaharienne.
La priorisation des exportations par tous les gouvernements qui se sont succédé au Maroc est, d’ailleurs, un problème qui est posé depuis longtemps, malgré les nombreux signaux d’alarme tirés par des observateurs depuis des décennies, souligne Abdelmoumen Guennouni, ingénieur agronome.
Pour faire face au manque de la matière première, le recours aux produits semi-finis importés est-il une bonne solution de rechange pour les agroindustriels? Cela dépend de la stratégie de chaque entreprise, répond Mohammed Chiguer, qui soulève surtout la question du coût qui peut dissuader les entreprises tentées d’avoir recours à cette solution.
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S’agissant du problème du stress hydrique auquel est également confronté le secteur, le président du CERAB insiste sur le renforcement et l’accélération de toutes les solutions pour y faire face (utilisation des eaux usées, dessalement de l’eau de mer, autoroutes de l’eau…), pour prévenir notamment le risque d’un prolongement de ce cycle de sécheresse lors des prochaines années. Un scénario redoutable qui compliquera davantage la situation, indique-t-il, relevant que pour la première fois au Maroc, des restrictions ont été imposées à l’utilisation de l’eau potable, qui représente 10% de l’eau mobilisée au Maroc, contre 90% destinée à l’agriculture.
Mohammed Chiguer souligne également la nécessité de s’adapter à cette nouvelle donne climatique, marquée notamment par la rareté des pluies et leur irrégularité ainsi que par le phénomène du déplacement des saisons. «On ne peut plus prévoir quand la pluie peut tomber. On ne maîtrise plus le climat.» De ce fait, il est devenu de plus en plus difficile de faire des projections, contrairement au passé où les pluies étaient en bonnes quantités et plutôt régulières.
Cette adaptation doit se traduire, poursuit-il, par une conversion en termes de produits et un développement des cultures qui résistent à la sécheresse, telles que la figue de barbarie, l’argane, la caroube… Ceci, en mettant davantage l’accent sur la recherche et développement (R&D). L’économiste déplore le déclin de cette dernière par rapport à son passé glorieux. Par exemple, l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II était mondialement connu par ses recherches, avant qu’une rupture ne se produise à la fin des années 80, avec la mise en œuvre du Programme d’ajustement structurel (PAS) et le déclenchement de la libéralisation économique. «La recherche agronomique est toujours là, mais pas avec la même cadence», déplore-t-il.