Les lettres séparées du Coran, présentes sous formes de liminaires introduisant certains versets (tels «Alif, Lâm, Mîm» ou «Yâ Sîn») restent une énigme que plusieurs exégètes, philosophes, mystiques, linguistes, ont essayé de percer sans faire l’unanimité autour de leurs spéculations.
Il en ressort le caractère magique de chaque lettre isolée; et, avec, la sacralité du langage et tous les mystères de la création.
Le mois de Ramadan s’y prêtant parfaitement, l’envie est tentante d’effleurer un thème lié -sans avoir la prétention d’en détenir les lumières cachées- centré sur la symbolique des lettres, en commençant par le commencement, soit par la lettre alif, porteuse de richesses insoupçonnées.
Ses équivalents sont l’alef araméen, l’alef hébreu et l’alf phénicien qui donne l’alpha en grec et son appellation, dans sa première tranche, à l’alphabet.
Le grand maître, Cheikh al-akbar, Muhyi al-dine Ibn ‘Arabi, né en 1165 à Murcie, donne des significations ésotériques multiples au alif à travers son œuvre, depuis son livre majeur «Al-Fûtûhât al-Makiyya» (Illuminations mecquoises) jusqu’à son traité qui en éclaire certaines matières, «Kitâb al-Jalâlah» (Le Livre du Nom de Majesté), indiquant par là les facettes variées d’une vérité unique.
On en retient principalement que la lettre alif, première du nom suprême d’Allah, symbolise le Créateur dont elle renferme plusieurs attributs.
Dans une balade vertigineuse entre mystique, métaphysique, linguistique, arithmétique, se rejoignent la science des lettres et la science des nombres.
N’est-ce pas Pythagore qui affirmait: «Le Nombre est la loi de l’Univers. L’Unité est la loi de Dieu»!
En numérologie, la valeur de la lettre Alif est le Un, dont il est comparable dans sa structure, représentant le commencement et englobant le tout.
On se rappellera ici les paroles de la Bible selon lesquelles Dieu est «l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin…».
L’unicité, la transcendance, l’élévation, l’ipséité, sont parfaitement rendues dans la forme scripturale arabe par un trait vertical, non ligaturé à ce qui suit, induisant une identité propre, existant avec ses propres formes en totale indépendance, alors que les autres ont besoin de lui...
Confirmant ce rôle créateur, la calligraphie utilise l’alif comme mesure étalon formant le diamètre d’un cercle à l’intérieur duquel s’inscrivent les autres lettres de l’alphabet.
Pour être prononcé, l’alif est toujours couronné, sans en être touché, d’une pointe supérieure, la hamza qui est assimilée par René Guédon au «secret des secrets» et opère, selon Cyril Glassé, «la transition entre un silence et un son; ou bien, pourrait-on dire, entre une manifestation et une non-manifestation».
L’alif, c’est le calame avec lequel sont tracées toutes les autres lettres, un archétype pour l’alphabet et un symbole du premier intellect.
Selon la tradition prophétique, «Le Calame est la première chose que Dieu a créée et Il lui dit : ‘Ecris!’. ‘Que dois-je écrire? demanda le calame’. Dieu répondit : ‘Ecris le destin de toute chose jusqu’au jour de la résurrection’».
Symbole de la première création divine, l’alif est aussi celui de la réalité spirituelle représentée par l’Homme Parfait dans sa rectitude, sa droiture, son élévation à un degré supérieur.
Si on passe maintenant au niveau lexical (quoique tout semble plus ou moins lié par des fils mystérieux), nous lisons dans le dictionnaire encyclopédique de référence d’Ibn Mandhour, «Lissân al-’Arab», que l’alif est nommé ainsi du fait qu’il est composé de toutes les lettres.
En passant de l’intelligible au tangible et en traçant ses trois lettres, on obtient alifa, par la jonction entre les lettres alif, lâm, fâ.
Cela donne, de la même famille lexicale, allafa dans le sens d’unir, joindre, assembler. De là, composer un discours ou une œuvre, notamment littéraire, par le rassemblement de mots, de phrases, de pages…
Dans un assemblage, il y a nécessairement une organisation, voire un pacte (îlâf), qu’on retrouve dans Sourate Quraych, en rapport à l’organisation dans la concorde qui avait permis à la tribu mecquoise d’effectuer ses voyages commerciaux d’été et d’hiver vers le Yémen et le Shâm.
L’alliance peut devenir camaraderie et se transformer même en rapports d’amitié et de familiarité (ilf), quand elle ne devient pas carrément un des cents noms de l’amour (oulfa).
Comment ne pas penser alors au chantre de l’amour courtois, le très sérieux juriste et théologien cordouan Ibn Hazm, auteur du «Tawq al-Hamâma fî al-oulfa wal-oullâf» (Collier de la Colombe sur l’amour et les amoureux)!
Il ne s’agit pas du ‘ichq passionnel mais plutôt de liens tendres, rapprochant les cœurs dans l’harmonie.
Ce qui en fait naturellement des intimes, habitués les uns aux autres, rendus sociables et apprivoisés (alîf), passant de la solitude à la multitude, qui est représentée par le nombre mille (alf), reliant l’esprit à la matière dans une idée de perfection raccordée à la Source primordiale.