La tenue du Salon du livre de Paris, avec le Maroc comme invité d’honneur, est l’occasion rêvée de célébrer les livres.
Et quoi de mieux que le récit historique «Qui est Si Bekkaï?» pour convoquer l’Histoire, ses figures marquantes, leurs destins dignes de personnages de fiction et la complexité des liens tissés entre fraternité envers la France et loyauté indéfectible au Maroc.
Professeure à l’université de Fès de 1980 à 2006, auteure de plusieurs ouvrages, engagée sur plusieurs fronts, Naïma Lahbil Tagemouati signe là, aux éditions Marsam, un ouvrage consacré à son père, dans un exercice délicat où elle conjugue mémoire familiale, narration didactique et rigueur de l’enquête historique, tout en gardant la distance nécessaire à l’analyse critique.
Si Bekkaï aurait pu rester dans les marges de l’Histoire après sa carrière militaire austère, grand mutilé de guerre, promu pacha dans une bourgade berbère… Mais il transforma le destin qui lui était réservé en un récit national, marqué par le panache militaire, la fidélité à la monarchie et à l’intégrité morale, au milieu des trahisons politiques et des remous de l’Histoire.
C’est au sein des intrépides Beni-Snassen qu’il vit le jour en 1907, alors que le futur architecte du Protectorat amorçait déjà son avancée dans la région de l’Oriental et que l’escadron de l’armée française venait de planter son drapeau au sommet de la montagne voisine de Tafoughalt.
Grandissant dans le petit domaine familial d’un père, M’barek Ould Lahbil, caïd enlevé et disparu alors qu’il n’avait que 7 ans, il fut élevé par sa mère, décrite comme étant à la fois intelligente et sage, sous l’appellation de Caïda Tama Bel Adel.
Comme le veut la coutume, il reçut sa formation élémentaire au M’sid, en pleine campagne, en alternance avec les activités agricoles et pastorales, puis, selon les vœux de sa mère dont il est le fils unique, il fut scolarisé en 1920 à Berkane, à l’école des fils de notables.
Six ans plus tard, il rejoint l’école militaire de Dar El Beida à Meknès, fondée au milieu du 18ème siècle par le sultan Sidi Mohammed ben Abdallah, dont il sort en 1928 avec le grade de «sous-lieutenant indigène», après avoir côtoyé, entre autres illustres professeurs, Philippe Leclerc de Haute-Cloque, alors jeune lieutenant, qui deviendra une figure majeure de la Libération et futur maréchal de France.
Voici notre «Julien Sorel», selon la comparaison de l’homme politique Pierre July avec le héros du roman «Le Rouge et le Noir» de Stendhal, telle que rapportée dans l’ouvrage de Naïma Lahbil Tagemouati, laissant émerger, notamment parmi les troupes du Levant, le portrait d’un personnage intelligent, charmeur, élégant, voire dandy.
L’efficacité de ce cavalier émérite et fougueux baroudeur demeurait cependant intacte.
Avec la déclaration officielle de guerre de la France au IIIème Reich le 3 septembre 1939, marquant le début de la Seconde Guerre mondiale, le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef manifesta son soutien à la France et à ses alliés contre l’Allemagne nazie, dans un appel solennel lu dans toutes les mosquées du pays. Les combattants marocains, Goumiers des Tabors et autres Tirailleurs, contribuèrent héroïquement aux combats, et le lieutenant Bekkaï, membre d’un régiment de Spahis, embarqua pour la France.
Il devait être grièvement blessé à Vendresse, la cuisse droite traversée par une balle, puis amputée (sa mémoire aussi, l’espace d’un moment!), avant d’être fait prisonnier et emmené en captivité, avant d’être échangé contre des prisonniers allemands.
«Il sera dit que l’intégrité de Si Bekkaï restera le principe fondamental guidant toutes ses décisions.»
Le tournant politique s’opère peu après, avec le passage du militaire au civil. En 1942, il devient caïd de Bni Drar, puis pacha de Sefrou en 1944, avant de s’engager, quelques années plus tard, dans une tout autre bataille…
La date historique du 10 avril 1947 est marquée par le fameux discours de Tanger, prononcé en arabe par le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, entouré de toute sa famille, dans les jardins de la Mendoubia, affirmant, en substance, que «le Maroc désire ardemment acquérir ses droits entiers, tout en exprimant son soutien à la Ligue arabe».
La suite, on la connaît bien aussi: le Résident général au Maroc, Eirik Labonne, jugé trop libéral, est rappelé par la France et remplacé par le général Juin. Ce dernier se rapproche du puissant pacha de Marrakech, Thami El Glaoui, qui réunit plusieurs caïds et pachas afin de signer une pétition demandant la déposition du Sultan, devenu de plus en plus ferme et explicite sur la question de l’indépendance, réclamant des négociations pour «signer une convention garantissant au Maroc sa pleine souveraineté», et, en 1952, la formation d’un gouvernement marocain qui négociera avec la France une sortie de crise.
Dans ce contexte en ébullition, où se mêlent fièvre nationaliste, trahison, opportunisme et lâcheté, Si Bekkaï s’oppose publiquement, aux côtés de quatre autres pachas, au sinistre plan d’El Glaoui. Puis, après la déposition du souverain auquel il avait juré fidélité, il présente sa démission avec éclat.
Il affirme ainsi sans détour, dans un communiqué datant du 21 août 1953: «N’approuvant pas le coup de force qui a provoqué la déposition de S.M. le Sultan du Maroc, et que je considère comme illégal sur tous les plans, j’ai décidé de me démettre de mes fonctions de pacha de Sefrou afin d’être fidèle en mon âme et conscience. Je ne peux en effet servir un régime que je tiens pour illégal.»
Exilé volontaire à Paris, Si Bekkaï devient dès lors, avec son éloquence légendaire, l’ambassadeur officieux du Maroc, «le porte-parole, même non mandaté, selon les propos de Mahjoubi Aherdane, de la cause marocaine et, par-là, celui du roi exilé.»
Avec le retour du Sultan d’exil, c’est lui qui est chargé de former le premier gouvernement d’union nationale du Maroc indépendant. En tant que président du Conseil, il signe, au nom du Roi et du peuple marocains, le texte de la déclaration commune de l’Indépendance, le 2 mars 1956, au Quai d’Orsay, avec Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, et le 7 avril à Madrid avec le représentant de l’Espagne, Alberto Martín-Artajo.
Il sera dit que l’intégrité de Si Bekkaï restera le principe fondamental guidant toutes ses décisions.
«Profondément démocrate et sincèrement libéral», comme il se décrit lui-même dans sa lettre de démission en tant que président du Conseil, il refuse le diktat du parti unique au pouvoir et le musellement du pluralisme politique.
Quarante-cinq jours après que le sultan Mohammed V eut été rappelé à Dieu, il s’éteint à son tour, dans la nuit du 12 au 13 avril, à Rabat, avant d’être inhumé à Berkane, là où fleurissent encore les orangers.