L’Étranger

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueLe film «l’Étranger» de François Ozon sort la semaine prochaine au Maroc. Il mérite d’être vu et discuté. C’est dommage que les ciné-clubs n’existent plus. Ce film aurait suscité un excellent débat en cette époque où rien ne va plus entre la France et l’Algérie, au moment où un grand écrivain moisit dans les prisons de la junte au pouvoir, indifférente aux pressions internationales, refusant de manière névrotique de libérer Boualem Sansal.

Le 27/10/2025 à 11h02

Ces jours-ci sort le film de François Ozon, «l’Étranger», d’après le roman d’Albert Camus, publié en 1942. Livre-culte, il est le plus lu en France. Il résume à lui seul, une des conséquences de la tragédie coloniale en Algérie.

Le film de François Ozon a été tourné à Tanger. Le réalisateur, qui connaît bien notre pays, avait trouvé que Tanger et ses environs pouvaient évoquer Alger ou Oran des années trente-quarante. Certains trouvent que, vue de loin, Tanger rappelle Alger. Peut-être. Mais ce que cherchait Ozon, c’était plus qu’un paysage, un univers porté par le drame, les blessures et la folie.

Car il est question d’un crime gratuit. Un homme sur la plage, un Français banal tue un Arabe, comme ça, sans raison, sans même le connaître.

Tant de cinéastes ayant lu ce roman ont eu envie de le porter à l’écran. Une histoire simple, grave, épaisse et, en un sens, universelle.

Mais le livre résiste et refuse de passer aux images. C’est un livre difficile à adapter. Le grand Luchino Visconti, sur la demande de la veuve de Camus, Francine, avait fait en 1967 ce qu’il pouvait avec cette histoire d’un Français qui, à cause du soleil, assassine un Arabe. Meursault était interprété par Marcello Mastroianni. Le résultat était catastrophique. Le film était tellement mauvais que Visconti l’avait renié et refusait d’en parler. L’auteur de «Rocco et ses frères» ou du «Guépard» s’était trouvé dans une situation incompréhensible.

Rarement un roman, pourtant à l’intrigue simple, aura été aussi puissant en objet littéraire au point que les mots de Camus ne se sont pas laissés aller vers une autre expression.

François Ozon est un cinéaste assez talentueux. Ses films se regardent avec plaisir. Là, il a réussi à recréer cette Algérie coloniale, avec des personnages crédibles dans des paysages correspondant à l’époque et à la terre où le drame s’est déroulé.

On se souvient de la première phrase du livre de Camus: «Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile: “Mère décédée“». Une phrase inoubliable car elle dit tout de l’état d’esprit du personnage Meursault.

«Le film d’Ozon rappelle, à sa manière, que la blessure franco-algérienne est toujours ouverte, vive et un sujet douloureux, bloqué de manière quasi maladive.»

—  Tahar Ben Jelloun

Kamel Daoud, avait eu l’idée de répondre à Camus. Dans «Meursault contre-enquête» (2014), il s’était mis dans la peau de l’Arabe. Pourquoi, comment, qu’est-ce qui a rendu possible le meurtre?

Le livre eut un grand succès, car «L’Étranger» est le roman de l’Algérie française, le livre d’une époque et d’une problématique qui a hanté longtemps la conscience algérienne et aussi française. Il fallait qu’un jeune écrivain algérien, plus de soixante-dix ans après, réponde à Meursault, cet homme banal, qui parle peu, et qui avoue avoir du mal à aller rendre visite à sa mère à l’asile, car il fallait attendre l’autocar, prendre un ticket et faire deux heures de route.

«Meursault, contre-enquête» commence ainsi: «Aujourd’hui, M’ma est encore vivante. Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des choses. Contrairement à moi, qui, à force de ressasser cette histoire, ne m’en souviens presque plus.»

Le film de François Ozon est lumineux. Il a choisi le noir et blanc et a su filmer le jeune comédien Benjamin Voisin, remarqué dans le film de Xavier Giannoli «Illusions perdues» (2021) d’après Balzac.

François Ozon ne commence pas le film avec la fameuse phrase de Camus. Même s’il la trouve très forte et dérangeante, il a préféré commencer par l’arrivée de Meursault à la prison. Face à une quarantaine de détenus, il dit: «J’ai tué un Arabe».

Aujourd’hui, cette phrase a davantage de sens qu’en 1937, au moment où se déroule l’histoire. Ozon a été bien inspiré de mettre l’accent sur cet aveu: «Il n’est pas malheureux Meursault, il est juste en dehors du monde, il observe le monde autour de lui et puis il y a quand même une scène très importante à la fin où le personnage explose et naît au monde, comme le décrit Camus», nous dit François Ozon.

Kamel Daoud, dès les premières pages de son essai, fait part de son avis à propos de Meursault: «Le meurtre qu’il a commis semble celui d’un amant déçu par une terre qu’il ne peut posséder». On confond le destin de Meursault avec celui d’Albert Camus qui dira en 1957 «Entre ma mère et la justice, je choisis ma mère». La phrase exacte est: «Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»

C’est une attitude maghrébine, méditerranéenne.

Le film sort la semaine prochaine au Maroc. Il mérite d’être vu et discuté. C’est dommage que les ciné-clubs n’existent plus. Ce film aurait suscité un excellent débat en cette époque où rien ne va plus entre la France et l’Algérie, au moment où un grand écrivain moisit dans les prisons de la junte au pouvoir, indifférente aux pressions internationales, refusant de manière névrotique de libérer Boualem Sansal. Son tort: avoir rappelé un fait historique à propos des frontières de l’Algérie durant la colonisation.

Le film d’Ozon rappelle, à sa manière, que la blessure franco-algérienne est toujours ouverte, vive et un sujet douloureux, bloqué de manière quasi maladive.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 27/10/2025 à 11h02