Le complexe culturel d’Anfa faisait salle (presque) comble ce jour-là. Dans l’assistance, un public de tous les âges témoignait de l’amour de la mode partagé par tous, de la transmission d’un héritage d’une génération à une autre, mais aussi de préoccupations communes. Présents en nombre, les stylistes d’une mode traditionnelle dite «Haute couture», en référence au savoir-faire traditionnel fait main qu’elle continue de perpétuer contre vents et marées, incarnée par le caftan devenu le fleuron –actualité oblige– du patrimoine culturel marocain. Tout aussi nombreux, des étudiants du Collège Lasalle et de jeunes créateurs de mode avaient répondu à l’appel de l’ANCMM et attendaient beaucoup de cette première rencontre, ainsi que de celles que l’on annonce d’ores et déjà comme des rendez-vous à tenir.
Sur l’estrade, Samira Mhaidi, la présidente de l’ANCMM, Houda Kifah, doyenne du Collège Lasalle, Jalila Morsli, présidente de la Chambre d’artisanat de la région Casablanca-Settat, et enfin Jaoudat Alami, chef du Département services aux ressortissants à la CCIS Casablanca-Settat.
Objectif de ce panel diversifié et assez complémentaire: expliquer les enjeux liés à la profession de leur point de vue et tenter d’y apporter des éléments de solution, ou tout du moins des pistes de réflexion. Vaste tâche, car dans la salle, les ambitions sont grandes, mais les blocages, exprimés par une assistance passionnée et parfois à fleur de peau, sont nombreux.
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À la question de savoir comment faire rayonner la mode marocaine et l’aider à se structurer pour mieux se développer, l’on se heurte en effet à des problèmes pour lesquels les solutions, bien que parfois trouvées, ne sont pas toujours appliquées. Le chantier est immense.
Le marketing face au fléau du plagiat et de l’appropriation culturelle
Certes, pour mieux se faire connaître, un créateur doit communiquer, nous explique-t-on: faire connaître sa marque, investir les réseaux sociaux, organiser des défilés… Mais à la stratégie marketing du SWOT et au concept des 4P de Kotler se heurtent la problématique du plagiat ainsi que celle de l’appropriation culturelle, pratiquée de manière intensive par nos voisins. C’est un secret de Polichinelle pour celles et ceux qui évoluent dans ce métier: dès lors qu’une tenue sortie d’un atelier est photographiée, elle tombe, comme par magie, dans le domaine public et se retrouve copiée (presque) dans son intégralité, pour être vendue sous le nom d’autres labels. D’où la nécessité, explique-t-on encore et toujours aux créateurs, d’enregistrer chaque création à l’OMPIC, bien que cela n’implique pas, pour autant, de sanctionner les plagiaires.
Ce phénomène existe depuis des lustres. À l’époque de la presse papier, c’est muni d’un magazine de caftans que l’on se rendait chez le kheyat pour dire: «Je veux le même modèle.» Aujourd’hui, avec l’avènement des réseaux sociaux, le créateur est dépassé, tout autant que le petit couturier de quartier. À l’ère de la fast life, la page déchirée d’un magazine a été remplacée par la toute-puissance du numérique, et l’aiguille du couturier par celle des machines. Certes, le fait main reste un atout dont tout le monde ne dispose pas, tout comme le savoir-faire des créateurs, mais face au coût des matières premières, de la main-d’œuvre et à la durée de confection d’un caftan traditionnel fait main, nombreuses sont celles qui optent pour la rapidité et les prix plus abordables qu’offre l’industrialisation de la mode traditionnelle.
Le sujet du plagiat est loin d’être anodin, car afin de le contrer, une pratique tend à se généraliser: celle de ne pas illustrer son travail. Nombreux sont ainsi les créateurs qui produisent sans conserver d’archives photographiques de leurs créations. Un réflexe de protection qui risque de créer un trou béant dans l’histoire de la mode marocaine, à moins que les institutions concernées ne décident de mener à bien les actions nécessaires. Pourquoi ne pas envisager, par exemple, la création d’un musée du caftan, d’un centre de recherche ou d’un institut national dédié à cet habit emblématique? Ces structures pourraient entreprendre un travail de recherche, de numérisation, mais aussi de cartographie de la création marocaine.
La transmission du métier d’artisan, le talon d’Achille du caftan traditionnel
Pour préserver ce secteur, il convient de valoriser ses fruits, principalement le caftan, comme un précieux patrimoine, assurément. C’est là qu’intervient une autre problématique, de taille colossale: celle des artisans. Car au-delà des préoccupations liées au plagiat, le caftan marocain souffre d’un mal bien plus grand, celui du vieillissement des artisans qui passaient des heures, des jours, des nuits, voire des mois à le tisser, le broder, le perler… Décimés en partie par la Covid-19 qui a ôté au Maroc certains de ses plus grands maîtres, quand d’autres ont, de guerre lasse, troqué leur aiguille pour une charrette de légumes ou un gilet jaune de gardien de voiture, les artisans souffrent de la pénibilité de leur métier mais surtout du grand vide qui s’ouvre devant eux en matière de transmission.
Il suffit de parler aux anciens pour comprendre leur désespoir, face à une jeunesse qui ne porte pas (ou très peu) l’habit traditionnel et préfère gagner plus en travaillant moins. Elle est révolue, l’époque où l’artisan formait son jeune apprenti pas plus haut que trois pommes. Aujourd’hui, la place des enfants est à l’école, pas dans un atelier, et le vide laissé par les enfants peine à être comblé. Des programmes de formation, il y en a pourtant, se défendent les institutions à juste titre, mais la réflexion mériterait de s’élargir et de s’approfondir pour mieux se concentrer sur l’essentiel, à savoir comment valoriser le métier d’artisan pour mieux séduire la jeune génération. La chose n’est pas infaisable, il suffit de tourner le regard vers d’autres cieux, là où les artisans sont considérés comme de «grands ouvriers», voire de «grands maîtres», détenteurs d’un savoir-faire précieux, dont le métier se perpétue grâce à la valorisation d’un art et au salaire qui va avec. Car comment donner envie aux jeunes de perpétuer cet art quand on lui associe une image misérabiliste?
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Les défis liés à la mode marocaine sont nombreux, et à l’heure où le Maroc se prépare à inscrire le caftan au patrimoine immatériel de l’humanité à l’UNESCO, il convient de passer à l’étape supérieure en fédérant les acteurs de ce secteur pour mieux le structurer, répondre aux nombreuses attentes légitimes de ceux qui le portent à bout de bras et pouvoir enfin l’envisager dans l’avenir, tout en l’aidant à déployer ses ailes au-delà de nos frontières.
L’initiative des tables rondes par l’ANCMM est plus que louable, mais les créateurs doivent pouvoir se concentrer sur leur art, sans autres préoccupations, et les institutions doivent leur apporter le cadre juridique et professionnel adéquat pour exercer dans des conditions optimales leur métier, qui constitue un levier économique très important au Maroc. À chacun son rôle.