J’ai passé trois étés décisifs chez ma tante.
Ma tante repose aujourd’hui dans un cimetière loin de la ville, sur la route qui monte vers le sommet de l’Ourika, où les neiges sont éternelles. Elle avait toujours eu envie que ce lieu soit sa dernière demeure. C’était une femme discrète qui parlait peu et ne faisait pas de bruit. Elle posait à peine les pieds sur le sol. Elle donnait le sentiment de voler plus que de marcher. Elle n’avait pas eu d’enfants, mais cela ne l’avait pas emplie de mélancolie. Elle me considérait elle aussi comme le fils qu’elle n’avait jamais eu. Elle avait un humour subtil. Elle aimait mon oncle et elle disait pour rire qu’elle l’aurait bien accompagné dans sa traversée de l’Amérique si elle avait été plus jeune.
Elle était persuadée que mon oncle ne quitterait jamais le Maroc et que c’était simple fanfaronnade de sa part quand il prétendait qu’il se préparait à partir pour rejoindre la grande dame qui avait renversé son âme.
Joséphine a renversé mon âme, répétait inlassablement mon oncle quand il avait fini de me décrire la passion qui le liait à une femme d’exception. J’étais censé comprendre la moindre bribe de ce qu’il me racontait. Il n’imaginait pas que j’avais un âge qui ne me permettait pas de saisir tout cela.
J’étais de nouveau chez ma tante le 4 avril 1968, lors de l’assassinat de Martin Luther King à Memphis dans le Tennessee. À la suite de cette mort brutale, Joséphine a été prostrée selon tous les témoignages recueillis et mon oncle a porté le poids de ce drame comme s’il avait été un proche du révérend King. Nous avons tous pensé qu’il ne se relèverait jamais.
Quatre jours plus tard, le 8 avril 1968, mon oncle a décidé de réunir ses affaires et de partir. Ma tante n’a pas su être assez persuasive pour qu’il renonce à ce voyage.
Il n’avait jamais cessé de penser à la femme, Joséphine Baker, qu’il avait rencontrée à Marrakech, en 1943, pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle aidait les juifs européens à se réfugier au Maroc où elle leur établissait des papiers pour se rendre en Amérique.
J’ai longtemps cru que mon oncle racontait des inepties quand il expliquait que Joséphine s’était amourachée de lui, mais j’ai des preuves aujourd’hui pour affirmer que ce qu’il déclarait n’était pas entièrement faux.
Il a été la fougueuse passion d’un soir et Joséphine, heureuse dans ses bras, lui a juré un amour inextinguible.
Il se souvenait qu’elle avait été émerveillée de découvrir la ville des sept saints. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau ni d’aussi serein. Les gens vivaient dans ce pays en bonne intelligence et n’avaient besoin ni de se battre ni de se justifier. Il leur suffisait d’être. Être! Cela leur conférait une beauté qui la rendait heureuse. Ils portaient cette beauté dans leur manière d’être au monde. Et jusque dans leur silence. Mon oncle avait été fier de sortir sa science pour expliquer que c’étaient les mystiques qui reposaient dans cette cité depuis de nombreux siècles qui avaient donné à Marrakech son caractère intemporel, libre et ouvert sur le monde. C’est à ces hommes qu’elle devait d’être une ville libre et fraternelle!
«Elle n’avait jamais imaginé qu’il existait une telle cité de par le monde. Elle avait eu envie de pleurer tant la joie l’avait submergée.»
Joséphine était arrivée par le train en provenance de Casa et elle s’était sentie d’emblée chez elle dans cette ville qui accueillait les êtres d’égale façon, quelle que fût leur origine. L’appel de la prière la toucha profondément. Elle n’avait jamais imaginé qu’il existait une telle cité de par le monde. Elle avait eu envie de pleurer tant la joie l’avait submergée. Mon oncle l’avait prise dans ses bras. Elle avait enlevé ses sandales ensuite et ils avaient marché pendant deux heures au moins sur le sable brûlant de la palmeraie. Elle serait bien restée là. Elle était redevenue comme une gamine, elle s’émouvait de la moindre chose sur laquelle se posaient ses yeux. Il faisait très chaud. Elle riait à gorge déployée, pleine de bonheur. Elle se demandait si elle existait vraiment. Si cette joie était réelle. Elle avait pris la main de mon oncle et ils avaient couru jusqu’au bout de la palmeraie.
Il ne comprenait pas pourquoi elle n’avait plus jamais donné signe de vie. Il était persuadé qu’il lui était sûrement arrivé quelque chose. Il a continué de jurer jusqu’au bout qu’elle ne voulait plus quitter le Maroc. Il soutenait que deux individus des plus louches étaient intervenus pour le contraindre de la laisser repartir.
Joséphine est repartie et mon oncle n’a plus été le même. Il a essayé de fonder une famille, mais il ne pensait qu’à une seule femme.
En 1972, je me suis rendu aux États-Unis. Quelle ne fut pas mon émotion de me trouver dans ce pays! C’est à mon oncle que j’ai pensé quand j’ai posé le pied à Saint-Louis, dans le Missouri. Il avait disparu depuis des années et personne ne savait ce qu’il était devenu, mais il était toujours présent dans mon esprit comme il continue de l’être. On l’avait cherché et puis on avait cessé de le faire. J’étais le seul à savoir qu’il était allé en France à la recherche de Joséphine Baker. Il lui avait écrit de nombreuses lettres avant d’entreprendre d’aller la retrouver. Un petit terrain qui lui revenait de son père lui a rapporté un peu d’argent. Il a aussi mis au clou deux ou trois objets de valeur et il a sauté dans un bus. Il a fait une halte à Casablanca et il a dormi à… l’hôtel Lincoln!
Il a aimé Joséphine jusqu’au bout. Il ne se doutait pas qu’elle avait eu une vie sentimentale tumultueuse. Et qu’il n’était que l’un des amants qui s’étaient épris de cette femme rare. Elle avait aimé de nombreux hommes. Willie Wells, William Howard Baker, William Baker, Giuseppe Abattino, Le Corbusier, Jean Lion avant Robert Brady, avec lequel elle devait vivre de 1973 à 1974… Il était l’un de ceux-là, mais nul n’a jamais écrit le moindre mot sur celui qui l’a le mieux comprise! Aucun biographe ne fait mention de mon oncle. Un document, retrouvé à Londres, dans la vieille bibliothèque de Russel Square, y fait allusion. Personne n’y a jamais prêté une excessive attention. Joséphine y parle de manière sibylline d’un homme rencontré dans une ville qui l’a saisie par sa liberté et le grand respect de ses gens. Elle a été si heureuse dans l’enceinte de cette cité! Elle a eu le désir d’y entrer en religion, dit-elle, et elle a confié cela à un homme. J’ai reconnu Marrakech et les traits de celui qui m’a parlé pour la première fois de Joséphine Baker, un jour de juillet de l’année 1961, alors que je ne savais rien du monde.
«Il était convaincu qu’il retrouverait tôt ou tard l’objet de son amour. Et cela, rien ni personne ne le lui aurait enlevé de la tête.»
C’est pour elle qu’il s’est perdu dans le monde.
Il a traversé le détroit. Il a passé quelque temps à Séville. Ensuite, il n’a plus donné signe de vie pendant deux mois. Son dernier courrier est daté de Marseille. On avait essayé de comprendre pourquoi il était allé dans la cité phocéenne. Puis on n’avait plus eu de ses nouvelles. J’ai écrit de nombreuses lettres pour ma tante. J’ai gardé l’une d’entre elles que je n’avais pas postée, je n’avais pas l’argent nécessaire pour l’affranchir puis je l’ai oubliée. Je l’ai retrouvée il n’y a pas longtemps. Dans cette lettre, j’indique à mon oncle que mes résultats scolaires en anglais sont excellents et que si ça continue, je pourrai faire des études longues comme il le souhaitait.
Je voulais savoir pourquoi mon oncle s’était rendu dans la cité phocéenne. C’est pour ça que je suis allé de nombreuses fois à Marseille qui a été le dernier lieu à l’avoir vu vivant. J’étais persuadé depuis toujours qu’il y avait une clef à Marseille. Mon oncle ne devait pas y être allé par hasard. On ne recherche pas une femme qu’on aime passionnément pour tout bâcler à la dernière minute.
Mon oncle ne faisait jamais les choses à la légère même s’il traînait une vieille réputation qui faisait de lui un rêveur impénitent. Il était convaincu qu’il retrouverait tôt ou tard l’objet de son amour. Et cela, rien ni personne ne le lui aurait enlevé de la tête. Il y avait une raison à cela s’il s’était rendu dans une direction plutôt que dans une autre.
Marseille était la clef de tout.
C’est de la cité phocéenne que la diva devait s’envoler vers le Maroc pendant la guerre. Elle avait été accompagnée jusqu’au port par un émissaire de la France libre avant d’embarquer, à la dernière minute, sans qu’on ne sache jamais pourquoi, à bord d’un avion qui s’est dirigé vers Tanger.
J’ai retrouvé très peu de choses sur ce voyage. Un carnet personnel garde le souvenir d’une femme qui se réjouit à l’idée de se rendre utile dans ce pays, le Maroc, où elle s’est déjà rendue. Elle y a chanté dans les années trente. Elle a fait salle comble à Casablanca. Elle n’avait pas eu le temps de visiter cette ville qu’on disait sublime. Elle n’avait pas cessé de penser à ce pays et de dire dès qu’elle en avait l’occasion que ses traditions étaient raffinées et ses mœurs très douces. Elle y avait chanté tous ses succès pendant des heures, elle était en nage, elle n’avait plus de force, elle tenait à peine sur ses jambes. Elle n’avait eu aucune envie de s’arrêter de chanter. Jamais cela ne lui était encore arrivé. On lui avait demandé de rechanter de nombreuses fois «J’ai deux amours». Elle avait chanté au bord des larmes. Elle n’avait pas pu dormir cette nuit. Elle était restée jusqu’à l’aube sur le balcon de son hôtel, elle occupait une suite au troisième étage de… l’hôtel Lincoln!
Après ce voyage mémorable au Maroc, qui comptera pour elle jusqu’au bout, elle retournera à Marseille, où elle restera quelque temps avant de regagner Paris.