La Qamra autrement

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ChroniqueA Rabat, à Casablanca comme à El-Jadida, que cache le nom «Al-Qamra»?

Le 03/12/2022 à 10h59

Nouvelle gare routière, digne de la capitale, tout fraîchement opérationnelle!

En même temps, c’est une page qui se ferme sur l’ancienne, la décrépite et chaotique Al-Qamra, accompagnée toutefois de demandes pour sa reconversion en musée.

La défense du patrimoine, c’est aussi cela: sauvegarder la mémoire des lieux porteurs d’une histoire et protéger pareillement les appellations, en tant qu’émanations d’une culture, d’un système de pensées, d’un mode de fonctionnement, d’une identité.

Combien de personnes prononcent le nom «Al-Qamra» depuis des lustres sans en connaître la signification?

C’est en tombant par hasard sur une théorie farfelue, selon laquelle un homme aurait trouvé la femme de sa vie («Lqa Mra») en ce lieu rbati, propice, comme toutes les gares, aux rencontres -et aux séparations!-, que j’ai eu l’envie d’une exploration linguistique pour en savoir plus sur cette étymologie.

Tout Casablancais sait qu’il a existé trois points de contrôles, nommés al-Qamra aussi, disparus depuis, mais dont il subsiste des souvenirs intacts dans la mémoire des anciens Bidaouis.

Il se raconte à cet égard que, durant l’ère coloniale, les voyageurs issus de Doukkala, de Zaïr, de Marrakech en passant par la Chaouia, se retrouvaient tous là, au terme d’un pénible voyage, entassés jusque dans les galeries de l’autocar, appelé Gazouzane, dans lequel l’un conduisait, l’autre remplissait de charbon avec une pelle.

Etrange «barrage filtrant» que cette station placée, pour la plus importante d’entre elles, à l’entrée sud de Casablanca, au croisement de près de sept routes principales où les «indigènes» étaient cueillis par des policiers et par un inspecteur civil qui les invitaient à préciser leur destination, à déclarer leurs bagages et à payer, de surcroît, une taxe pour chacune de leurs affaires, avant de les passer au contrôle sanitaire, voire à la «désinsectisation» pure et simple!

Il en est de même à El Jadida où se trouvait Bab al-Qamra, jouant la même fonction. Les arrivants y attelaient leurs montures, munis de l’autorisation de circuler dans la ville pour la quitter, toute affaire cessante, au coucher du soleil.

Mais, d’où vient l’origine de cette appellation, loin d’être exclusive, visiblement?Les traces les plus anciennes sont à dénicher dans les écrits médiévaux.L’écrivain et vizir grenadin Lissane-dine ibn al-Khatib cite un nom proche dans son «Khatrat al-Taïf», voyage d'hiver et d'été, entrepris en 1347 en compagnie du Nasride Youssef Ier.Dans cette relation de voyage de 21 jours depuis Grenade à Almeria, celui qui était nommé «l’Homme aux deux vizirats», décrit, entre autres merveilles de la province de Malaga, «Fahs Qamira», dévolu à l’agriculture.Il s’agit là de Campo de Cámara, dédié historiquement à la culture des céréales, au point d’être considéré comme le grenier de Malaga. Le terme est expliqué par ailleurs, notamment chez le lexicographe et historien espagnol Francisco Javier Simonet, comme étant synonyme de terres fertiles mais désignant initialement un entrepôt pour les produits agricoles.C’est probablement là qu’il faut chercher l’étymologie d’Aït Qamra dans la province d’Al-Huceima.

Impossible à ce stade de ne pas penser au terme amazigh «mers», définissant dans l’histoire du Maroc les emplacements creusés de silos où étaient entreposées les réserves d’un clan ou d’une tribu, notamment les céréales enfouies dans des matamores et surveillées par des amerras. Le makhzen aussi utilisait les mers, magasins généraux gardés par les oumana pour entreposer les impôts perçus en nature. 

Parmi les survivances de ce terme en toponymie: El-Mars à Tanger, Bab el-Mars à Meknès, Mers Sultan à Casablanca. Sans oublier cette localité de la région de Boulemane, dite El-Mers, devant son appellation, selon la tradition locale, aux silos creusés par les transhumants pour stocker leurs biens. 

Mais revenons à notre Qamra!

Qu’il s’agisse de Rabat, de Casablanca ou d’El-Jadida, l’emplacement se prête en tous points à la description d’une terre fertile et à l’aménagement de réserves, comme plus tard à l’implantation de stations à l’entrée des villes.

Dans les récits postérieurs, le nom apparaît dans plusieurs sources, notamment chez l’historien du XVIIIe siècle Abou-l-Qassim Zayani dans son «Torjomâna al-Kobrâ», de même que chez le cadi et homme de lettres, natif de Fès en 1878, Ahmed ben Al-Hajj al-Ayyachi Skirej, dans sa «Rihla Ouahrâniya» ou chez le faqih Idriss Jeaydi Seloui dans son «Ithâf al-akhyâr bi gharâ’ib al-akhbâr», narrant son voyage en France, en Belgique, en Angleterre et en Italie en 1876.

La Qamra à laquelle il est fait référence ici est celle du navire dans le sens de cabine. Le terme y est emprunté directement à l’espagnol camera, dérivé du latin, qui le doit lui-même au grec kamárā dans le sens de voûte, lieu couvert par une construction, donnant chambre en français.

Les choses se corsent lorsqu’on tombe sur la désignation dans le volumineux «Al-Mi’yar» du théologien malikite Ahmed ben Yahya al-Wancharissi. Il y est question d’un village en Espagne du temps de la présence musulmane et du désir des habitants de construire une qâmra sur le minaret de la mosquée afin d’alerter les populations contre les attaques des chrétiens.

S’agit-il toujours du même univers de sens désignant une pièce, ou faut-il s’orienter davantage vers la racine arabe q.m.r qui donne lune (qamar) et l’adjectif féminin Qamrâ’ dans le sens de lumineuse, en référence à la présence probable, sur les gares, d’un phare ou d’un avertisseur lumineux?

Voilà! Question étymologie, nous n’avons que l’embarras du choix!

Au milieu des doutes, il reste nettement une certitude: l’importance de protéger l’ancienne gare de Rabat en tant que document vivant par un aménagement restituant des pans entiers du patrimoine matériel et immatériel de la ville, sous le nom «Musée de la gare d’Al-Qamra».

Le 03/12/2022 à 10h59