Comme le dit la chanson, «on est bien peu de choses». On ne se rend pas compte de la chance qu’on a d’être en bonne santé, de pouvoir travailler, produire, aimer et vivre. Certains vivent comme s’ils étaient «intouchables» ou immortels. Mais comme a dit Paul Valéry, «la vie… cet aperçu».
Un accident est vite arrivé. Cela arrive, ça ne prévient pas! Celui qui s’est attaqué à mon ami Hanif Kureishi, écrivain et scénariste britannique d’origine pakistanaise né en 1954, est des plus pernicieux, des plus terribles. Malgré son immense handicap, il vient de publier un livre où il raconte ce qui lui est arrivé et comment il le vit.
Je raconte son histoire parce qu’elle m’a ému et parce que son livre, intitulé «Fracassé», fonctionne très bien. Dicté plutôt qu’écrit, ce récit nous donne à penser et impose un peu plus de relativité dans ce que nous entreprenons. De temps en temps, nous avons besoin d’être ramenés à la raison, à la réalité et de nous dire: «Cela n’arrive pas qu’aux autres».
J’ai connu Hanif Kureishi à Milan. Nous avions la même éditrice, Elisabetta Sgarbi, directrice à l’époque des éditions Bompani. Nous communiquions peu, à cause de mon anglais pathétique et de sa méconnaissance totale de la langue française. Nous avions aussi la même attachée de presse, la merveilleuse Isabella d’Amico. J’étais un peu amoureux d’elle, lui aussi. Le temps et le hasard ont fait que nos chemins se sont éloignés. Leur rencontre est devenue un grand amour. De Rome, elle a déménagé à Londres où elle vit avec Hanif, divorcé. Là, ils filaient le parfait amour.
Je suivais la carrière de Hanif non seulement à travers ses romans traduits, mais aussi via les films dont il écrivait les scénarii. Il est l’auteur du scénario de «My Beautiful Laundrette», de Stephen Frears (nommé aux Oscars en 1984), et de celui d’«Intimité», réalisé en 2001 par Patrice Chéreau, qui a obtenu l’Ours d’or au Festival de Berlin.
Son drame est arrivé le 22 décembre 2022 à Rome: «Je me suis effondré, alors que j’étais assis à cette grande table ronde, couverte de livres et de papiers, où nous travaillons tous les deux le matin… Je ne peux bouger ni les bras ni les jambes. Je ne peux pas me gratter le nez, passer un coup de fil, me nourrir. D’après le compte rendu médical, ma chute a provoqué au même moment une hyperflexion de la nuque et une tétraplégie.» Diagnostic: sténose du canal rachidien et lésions médullaires entre les vertèbres C3 et C5.
Cet écrivain de talent, jadis prolifique, ne peut plus tenir un stylo, ni marcher, ni vivre comme tout le monde. Mais il peut dicter. C’est ce qu’il a fait avec Isabella et ensuite avec un de ses fils. Il a dicté «Fracassé» (éd. Christian Bourgois, magnifiquement traduit par Florence Cabaret).
Il a profité de sa situation de handicap quasi total pour demander Isabella en mariage. Elle a accepté, jugeant que le drame est trop lourd pour ses frêles épaules. Mais l’amour, c’est aussi cette présence en cas de malheur.
Entre séances de kinésithérapie et méditation, Hanif dicte et raconte sa vie, tout en évoquant les soins qu’il reçoit pour le maintenir vivant. C’est une sorte d’autobiographie interrompue par des interventions médicales, sous l’œil bienveillant d’Isabella qui ne dit mot quand il raconte ses frasques sexuelles durant ses voyages pour donner des conférences ou présenter les films auxquels il a collaboré.
Tout en se racontant, il exprime son regret permanent: «Ce qui continue de me désespérer, c’est la perspective que je ne puisse pas emprunter la petite allée qui mène à ma porte d’entrée pour l’ouvrir et reprendre le cours de ma vie d’avant».
Trois mois après l’accident, les infirmiers ont réussi à le remettre debout. «Cet après-midi, je me suis tenu debout. J’étais sanglé sur un brancard à roulettes et on m’a incliné jusqu’à ce que je sois bien droit: je faisais plus que ma taille habituelle, mais j’étais en position verticale. Je ressentais une telle excitation et une telle fierté que j’étais à deux doigts de m’autocongratuler».
Le fait d’avoir pu dicter son livre l’a aidé à tenir, à ne pas sombrer totalement dans le désespoir et même d’envisager le suicide. Il le dit vers la fin du récit: «Je ne souhaite pas mourir; de l’horreur quelque chose de nouveau doit surgir; je n’ai pas envie qu’on me voie ainsi…»
Il dit et répète ce qu’il doit à sa femme et à sa famille et promet qu’il ne va pas sombrer. Les derniers mots du livre: «Je vais en tirer quelque chose». Cela est le propre des écrivains.