Au Maroc, deux walis ont été suspendus pour ne pas avoir suivi les consignes liées à l’Aïd al-Adha. Ils ont ignoré la directive royale appelant au non-sacrifice (pour préserver le cheptel) et maintenu le rituel comme si de rien n’était. La sanction a été immédiate et sans appel.
Certains ont applaudi la décision. D’autres l’ont contestée. La question mérite d’être débattue, mais calmement, en s’écartant de deux partis-pris à la fois aveugles et diamétralement opposés: les béni-oui-oui qui applaudissent sans réfléchir, et les éternels «hizboulla» qui n’ont rien à dire au-delà du «non» de principe.
Les deux walis sont des poids-lourds qui représentent deux régions-clés: Fès-Meknès et Marrakech-Safi. Ils sont aux commandes des deux capitales historiques du pays: Fès et Marrakech. Capitales politiques, et surtout religieuses: sur le plan sémantique, les deux notions se (con)fondent l’un dans l’autre, au Maroc comme dans d’autres terres d’islam.
Historiquement, c’est «l’université» de la Qaraouiyine de Fès, ensuite celle de ben Youssef à Marrakech, qui ont formé les élites pensantes du pays, et pas seulement sur le plan religieux. De grands serviteurs de l’Etat, mais aussi ses principaux opposants et pourfendeurs, sont passés par là. C’est dans ces deux villes que les sultans du Maroc ont été plébiscités, via la Be’ya. Ou dénigrés.
Le «non» des walis de Fès et Marrakech prend une forte valeur symbolique et s’inscrit donc, peut-être involontairement ou inconsciemment, dans une certaine logique. Il devient lourd de sens.
S’agit-il d’un acte de désobéissance ou d’un désaccord? Politique ou religieux? Ou les deux?
Notez au passage que la théorie de l’accident, c’est-à-dire de la simple étourderie, de l’oubli, ne tient pas la route. Le rituel du sacrifice, à un niveau administratif aussi élevé, ne s’improvise pas en un claquement des doigts mais est l’aboutissement de plusieurs étapes, de validations, de préparations…
L‘histoire récente nous a aussi montré que, chaque fois que le sacrifice a été officiellement «reporté», douce manière de dire qu’il n’a pas eu lieu, une certaine tension s’est produite. Cette année aussi, on a été servis. Le sacrifice, nous explique-t-on dans un langage feutré, est pour ainsi dire la fête des pauvres. C’est un adoucisseur des peines. Le suspendre revient à réveiller les vieilles blessures, les frustrations. Ce n’est pas conseillé. Attention au retour de flamme…
Cela nous ramène à ce souvenir du début des années 1980, quand le défunt Hassan II, pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui, avait appelé les Marocains à «reporter» le sacrifice. Dans la région de Goulmima, dans le sud-est marocain, des citoyens avaient décidé de sacrifier des chiens. Geste de refus et de désobéissance dont on peut, aujourd’hui encore, décortiquer la signification de toutes les panières possibles. D’autant que la région avait, alors, de vieux comptes à régler avec l’Etat marocain…
À l’époque aussi, et sur un autre plan, l’opposition posait cette question fondamentale: à quoi peut bien servir un gouvernement s’il n’est pas capable d’anticiper les problèmes qui pèsent sur le cheptel. Interrogation légitime, qui cache une critique ouverte au sommet de l’Etat, et valide au passage l’idée (fort discutable) que le «sacrifice» est un facteur d’apaisement social. À méditer.