Abdellatif Ouahbi a jeté un nouveau pavé dans la mare, faut-il croire, en remettant sur le tapis l’interdiction de séjourner dans une même chambre d’hôtel pour les couples marocains non mariés. Une mesure illégale d’après le ministre de la Justice, mais qui, pourtant, conditionne les rapports de couples au Maroc de longue date.
Pour peu que l’on soit en couple sans être marié, ce qui dans notre société du 21ème siècle est devenu une norme, n’en déplaise aux nostalgiques d’un autre temps, on a intégré depuis longtemps certains facteurs qui régulent notre quotidien et on s’y est adapté. Car si ce type d’interdictions permet de préserver une certaine image proprette de notre société et de notre culture musulmane, dans l’ombre, on déploie une panoplie de stratégies pour contourner ces barrières.
Face au regard inquisiteur d’un réceptionniste qui réclame à un couple son acte de mariage, dans le seul but de s’assurer que la femme n’est pas une professionnelle du sexe, on réserve donc deux chambres, sous l’œil devenu bienveillant du réceptionniste. Ce petit jeu est bien rodé, on en connaît les codes et les règles. Pour passer des vacances en amoureux dans un hôtel, il faut juste avoir les moyens, et ne pas trop réfléchir à cet argent qu’on jette par les fenêtres en réservant une chambre qui restera vide.
Cette deuxième chambre fantôme a une double utilité: elle remplace l’acte de mariage inexistant et blanchit par la même occasion la réputation de la femme, passée du rang de potentielle prostituée à femme respectable en un claquement de carte Visa. Dès lors qu’elle est payée, on peut alors agir en tant que couple dans l’hôtel sans aucun problème. Manger à la même table, se baigner ensemble dans la piscine, bronzer sans entrave, passer et repasser main dans la main devant le réceptionniste. Hypocrisie, quand tu nous tiens.
Et c’est d’un regard envieux, l’ego en miettes, que l’on considère ces couples de touristes étrangers, ou de résidents étrangers au Maroc, à qui l’on ne demande pas de justifier de leurs rapports intimes dans les hôtels où ils descendent. Jaloux d’eux, nous? Si peu… Il faut juste qu’on parvienne à accepter que certaines libertés individuelles soient réservées aux étrangers dans notre pays. Et quand ça devient trop dur à digérer, on fait comme tout le monde, on va passer ses vacances sous d’autres cieux où, pour vivre amoureux et heureux, on n’a besoin ni de se cacher ni de mentir.
Pour ceux qui n’ont pas les moyens d’aller à l’hôtel, que ce soit au Maroc ou à l’étranger, les autres façons de se retrouver sous le même toit sont nombreuses, surtout depuis l’avènement de Airbnb, qui vient étoffer l’abondance des offres de locations journalières proposées par des propriétaires ou des semsara. Souvent moins regardants que les établissements hôteliers quant à l’état civil de leurs clients, ils ont bien compris que cette interdiction dont sont frappés les couples non mariés est une sacrée manne financière, dont eux aussi veulent profiter.
Ce système, dont les profondes racines sont ancrées dans une hypocrisie devenue norme sociale, s’applique aussi à d’autres registres. On pense notamment aux consommateurs d’alcool qui évoluent dans un univers parallèle où les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Interdits d’acheter et de consommer de l’alcool, ils peuvent pourtant en acheter et en consommer dans des grandes surfaces qui se dédouanent en ne fournissant pas de ticket de caisse au client (pas vu, pas pris). Ils peuvent en consommer à loisir dans n’importe quel restaurant, bar, lounge proposant de l’alcool, à condition de ne pas boire en terrasse si celle-ci est exposée à la vue de tous. On dissimule pour ne pas heurter les autres, ceux qui ne boivent pas, et conserver ce vernis de société bien sous tous rapports.
Autre mesure, elle aussi illégale, dénoncée à juste titre par le ministre de la Justice, celle qui interdit aux femmes marocaines de séjourner dans un hôtel situé dans leur ville de résidence. Dans certains établissements hôteliers, on aime les raccourcis faciles et néanmoins tordus: une femme seule qui demande une chambre d’hôtel, alors qu’elle est résidente de cette même ville, est forcément une prostituée. Eût-elle été victime de violences conjugales, chassée de chez elle par sa famille ou son conjoint, ayant seulement perdu ses clés et n’ayant personne chez qui aller ou ayant seulement envie de souffler un coup et de se retrouver seule, ou pourquoi pas, de se faire plaisir en passant une nuit à l’hôtel… peu importe. Face aux nombreuses raisons qui décident une femme à vouloir/devoir un jour prendre une chambre d’hôtel (et après tout, qui est-ce que cela regarde?), on préfère la taxer de débauchée, de femme à fort potentiel de problèmes, et lui fermer sa porte.
Alors forcément, les propos tenus par notre ministère de la Justice ne plaisent pas à tout le monde et créent une polémique, une de plus. On l’accuse d’ouvrir la porte à la débauche, de vouloir la légaliser, de vouloir pervertir les Marocains, bla bla bla… autant d’arguments dont les émetteurs se complaisent dans un monde pétri de fausse innocence. Un monde où les Marocains sont considérés comme de grands enfants qui ne grandiront, ne mûriront et ne s’assumeront jamais, qui sont inaptes à décider d’une chose, en leur âme et conscience, et non pas parce qu’elle interdite.