Elle est brillante, volubile, chaleureuse. Elle, c’est une universitaire du Kenya, ancienne parlementaire, engagée dans le combat pour la défense des petits paysans. De passage au Maroc, elle donne une conférence dans laquelle elle attaque avec fougue les politiciens de tous bords, les multinationales, le néocolonialisme –tous les «usual suspects», en somme. C’est à cause d’eux, ces pelés, ces galeux, s’enflamme-t-elle, que le Kenya n’arrive pas à nourrir son peuple.
Euh… Au cours du débat qui suit la conférence, je lui fais timidement remarquer que la population de son pays est passée de 7 millions en 1960 à 54 millions aujourd’hui. N’est-ce pas cela, d’abord et avant tout, qui est la cause des pénuries alimentaires et des problèmes agricoles qu’affronte son pays? La dame cesse de sourire et me foudroie du regard.
Il y a quelques années, j’avais eu la même déconvenue avec la non moins brillante Aminata Touré, ancienne premier ministre du Sénégal, au siège de l’Unesco. Nous faisions partie d’un groupe de travail chargé d’imaginer la réforme de l’institution. On pouvait discuter de tout avec la sympathique Aminata –sauf de démographie. Je tentai de le faire. Là aussi, je fus foudroyé du regard.
Avec toute cette foudre qui me tombe dessus chaque fois que j’aborde le sujet, je devrais faire l’emplette d’un paratonnerre. Ça devient dangereux, de dire ce qu’on pense.
J’ai écrit pendant des années des articles dans des revues panafricaines. On ne me censura que deux fois: les deux fois où j’osai aborder la question qui fâche. Il est plus facile d’accuser l’Occident de tous nos maux que de pointer l’irresponsabilité de ceux qui font huit, dix, douze enfants et les jettent ensuite à la rue ou sur la dune, qu’elles se débrouillent pour les nourrir et les éduquer.
Au cours d’un dîner à Marrakech, il y a quelques semaines, je racontai à mes commensaux que le chauffeur de taxi qui m’avait conduit chez notre amphitryon, dans les faubourgs, m’avait mendié une rallonge de cent dirhams en arguant des six enfants qu’il devait nourrir. Six! Pourquoi ne s’était-il pas arrêté à deux? Une chétive pécore me foudroya (ça continue…) de ses yeux enkholés et s’exclama:
— Tu ne vas pas quand même pas empêcher les gens d’avoir des enfants!
Je n’avais rien dit de tel, vous en conviendrez. J’avais simplement fait remarquer que deux et six sont des nombres différents: l’arithmétique est irréfutable. Deux, ça va; six, c’est irresponsable. Mais non:
— Tu ne vas pas quand même empêcher les gens d’avoir des enfants!
Démographie, dernier tabou…
Il y a quelques semaines, le Haut-Commissariat au Plan a publié un document passionnant contenant un trésor de données sur notre cher Maroc. Une de ces données m’a fait écarquiller les yeux: l’ISF, l’Indice Synthétique de Fécondité, est passé chez nous en dessous de la barre des 2,1 enfants par femme. C’est une excellente nouvelle. Cela signifie que la population est en train de se stabiliser –sauf si l’immigration la fait repartir à la hausse. Cinq années de sécheresse, un stress hydrique qui ne nous quittera plus, des projections du GIEC qui montrent que nous serons l’une des régions du monde les plus touchées par le changement climatique, le fait que nous sommes en train de devenir un pays aride, tout cela fait que raisonnablement, rationnellement, logiquement, si on vous dit: «notre ISF est passé en dessous de 2,1», vous devriez répondre, comme je l’ai fait plus haut:
- C’est une excellente nouvelle!
Essayez donc.
Vous vous feriez foudroyer du regard…