La rencontre, organisée vendredi 1er novembre par Le360 dans le cadre de son cycle de conférences «Le Grand Témoin» était aussi attendue que réussie. L’invité était de marque et il n’était autre que Xavier Driencourt, diplomate français de renom et deux fois ambassadeur de France en Algérie (de 2008 à 2012 et de 2017 à 2020).
Xavier Driencourt est le diplomate français qui aura passé le plus de temps en poste en Algérie. «Parce que je n’ai pas réussi la première fois, donc on m’a fait redoubler en fait», a-t-il commenté avec humour lors de cette conférence. L’occasion était toute trouvée, la sortie en édition poche de son livre «L’énigme algérienne: chroniques d’une ambassade à Alger», une analyse passionnante de ce pays si proche et pourtant si énigmatique, dévoilant sa complexité et ce que les Algériens eux-mêmes appellent «le Système».
(Y. El Harrak, A. Et-Tahiry, K.Essalak, A.Gadrouz, S.Bouchrite / Le360)
Pour autant, «ce n’est pas un livre de mémoire. J’ai des mémoires en préparation», a précisé le diplomate. Le modérateur de la rencontre, consultant, conférencier et analyste/chroniqueur, Rachid Achachi, n’a pas tari d’éloges sur l’ouvrage. «Le livre est un essai, écrit comme un roman d’enquête. On suit le personnage principal, il y a une capacité à recréer le contexte de chaque instant, pas uniquement politique, mais émotionnel et mental. Des fois, j’avais l’impression d’être dans une forme d’extériorité dans la même salle que Xavier Driencourt en train de le voir parler à un ministre algérien par exemple», a-t-il commenté à l’entame de la rencontre. «Pour autant, ce n’est pas un livre à charge, facile à disqualifier», a averti le modérateur. «J’ai voulu écrire une sorte de photographie, de tableau de l’Algérie actuelle avec ses forces, ses faiblesses, ses contradictions, la complexité du système politique et la difficulté de la relation avec la France», a pour sa part souligné l’auteur. De quoi donner le ton d’un échange riche et enrichissant. Ce ne sont pas les sujets qui ont manqué. En voici une synthèse.
Être diplomate français à Alger
Pour Xavier Driencourt, être ambassadeur de Paris en Algérie est le poste le plus difficile dans la diplomatie française. «C’est à la fois de la politique étrangère et de la politique intérieure. Parce qu’il y a le passé historique, les accords de 1968. Et il y a également plus de 7 millions de personnes qui vivent en France, qui ont des liens directs ou indirects avec l’Algérie. Nous parlons de 10% de la population française», a expliqué le diplomate. La relation est schizophrénique. La preuve? «Les mêmes en Algérie qui critiquent la France pendant la journée appellent, le soir venu, le consul ou l’ambassadeur pour avoir un visa ou un passe-droit».
Changement de la position de la France sur le Sahara: et après?
S’il est une attitude qui a littéralement choqué en Algérie, c’est le changement de position de Paris quant à la question du Sahara, la France soutenant désormais la souveraineté du Maroc sur ses provinces méridionales. «Le président de la République a voulu effectivement sortir de l’impasse dans laquelle la France se trouvait avec le Maroc depuis 4, 5 ans maintenant, et il a réalisé que finalement il n’avait pas grand-chose à attendre de la part des Algériens parce qu’il a fait tous les gestes qu’il fallait, mémoriels notamment. Mais il n’y a rien eu en retour. J’ajoute qu’en face, il y a eu une diplomatie marocaine extrêmement efficace et clairvoyante. On est arrivé au résultat de l’été dernier, la lettre de Macron à Sa Majesté, au récent voyage du président français à Rabat et au discours devant le Parlement marocain», a expliqué Driencourt.
Lire aussi : Interview. Xavier Driencourt: «L’armée joue un rôle important dans le système politique algérien»
Et maintenant? Pour le diplomate, l’Algérie ne pensait pas que l’Espagne et, surtout, la France allaient changer de pied vis-à-vis du Sahara occidental. Et le changement français est particulièrement important parce que la France est membre du permanent du Conseil de sécurité et parce que l’Algérie considérait que c’était une hypothèse qui ne se produirait jamais. Malgré les menaces et les gesticulations, l’Algérie ne pourra rien changer à la situation. L’ennemi principal reste le partenaire principal. «Je compare avec ce qui s’est passé avec l’Espagne, il y a deux ans. Alger a interrompu toutes les relations économiques et tous les vols vers Madrid. À part le retrait de l’ambassadeur, l’Algérie n’a pas interrompu les 300 vols par semaine avec la France», note Driencourt. Alger est de surcroit isolé sur le plan diplomatique, la Russie ayant pris ses distances et le régime étant en conflit ouvert avec le Niger, le Mali, le Maroc…, a souligné Driencourt.
«Se tenir à une ligne diplomatique ferme»
Pour le diplomate français, l’appui français au Maroc sur le Sahara est annonciateur d’un changement de paradigmes et d’état d’esprit du côté de la classe politique hexagonale. «Le président Macron a, en septembre 2021 dans une interview au journal Le Monde, eu des mots extrêmement durs vis-à-vis de l’Algérie. C’est lui qui a parlé de la rente mémorielle. C’est lui, Emmanuel Macron, qui a parlé de la falsification de l’histoire par l’Algérie, de l’instrumentalisation de l’histoire par un système politico-militaire. Mais quelques mois après, il est allé à Alger pour embrasser le président Tebboune. Ce que je reprochais au gouvernement français, c’est de ne pas avoir de lignes directrices claires vis-à-vis de notre politique en Algérie», a-t-il commenté.
Mais désormais, il y a eu un arbitrage et un choix qui a été fait, selon le diplomate. «En reconnaissant la marocanité du Sahara, la France commence à tracer les lignes», a-t-il tranché. «Il faut se tenir à une ligne diplomatique ferme et ne pas faire du “en même temps”. Le président Macron, depuis 2017, a fait ce que j’appelle le pari de l’Algérie. Dans le fond, Macron pensait qu’il pouvait réussir avec l’Algérie, là où ni De Gaulle, ni Mitterrand, ni Chirac n’avaient réussi. Mais le pari s’est transformé en piège algérien. Maintenant, il ne faut pas changer de cap», a-t-il conclu. La France a, de surcroit, de nombreux leviers vis-à-vis d’Alger.
Revoir les accords France-Algérie
Pour Driencourt, le changement de paradigmes commence par une révision des accords passés entre la France et l’Algérie. Driencourt a rappelé à ce titre le rapport qu’il a écrit récemment pour la Fondation française pour l’innovation politique, et dont toute la classe politique française s’est emparée, d’Édouard Philippe, Nicolas Sarkozy à Marine Le Pen, Bardella, Eric Zemmour en passant par Manuel Valls. Au cœur de cette note, les accords de 68.
«Les accords d’Évian, en 1962, prévoyaient la libre circulation entre la France et l’Algérie. Et pour cause, les négociateurs français pensaient que les pieds noirs resteraient en Algérie. Et c’est pour cela que les accords d’Évian ne prévoyaient aucun titre de séjour, aucun passeport, aucun visa évidemment pour circuler entre la France et l’Algérie. Mais, dès juillet 62, il y a eu le retour des pieds noirs en France et donc la liberté de circulation ne jouait que pour les Algériens. D’où la négociation de cet accord de 1968 qui ne rétablit pas la liberté de circulation, mais donne un certain nombre d’avantages aux Algériens par rapport aux autres nationalités. Pour l’installation en France, pour le regroupement familial…», a détaillé l’ancien ambassadeur de France à Alger.
La contradiction de la part des élites algériennes consiste pour lui à critiquer abondamment la France, mais en même temps à demander un certain nombre d’avantages ou vouloir garder un certain nombre d’avantages. «Il y a un moment où il faut être à droite ou à gauche. On ne peut pas être entre deux chaises. Évidemment, les Algériens, la presse algérienne, les autorités algériennes ont rapidement critiqué cette position. Le président Tebboune a dit que la France a occupé l’Algérie pendant 132 années et que, par conséquent, l’Algérie avait droit à 132 années de visa. C’est dire!», s’est exclamé Driencourt.
Passeport diplomatique, cette hérésie
Autre anomalie, l’accord de 2007 signé entre Mourad Medelci, l’ancien ministre des Affaires étrangères algérien et son homologie à l’époque, Bernard Kouchner. Un simple échange de lettres sur l’exemption de visa pour les titulaires de passeport diplomatique. Or, censé faciliter le travail des diplomates, le passeport diplomatique est devenu un instrument de cooptation de l’élite algérienne, un instrument pour fidéliser les clients de l’élite algérienne. C’est un passeport qui est donné à tous les dignitaires, leurs épouses, leurs enfants… «Les passeports diplomatiques font un peu partie d’un certain standing et sont délivrés aux politiques, à leurs familles, aux diplomates évidemment, mais à beaucoup, beaucoup, d’autres. Il permet à ces catégories de personnes de venir en France sans visa». Pour lui, il est grand temps que cesse cette exemption de visa.
Algérie, une terra incognita
Dans son bras de fer, notamment avec la France, l’Algérie joue la carte de l’opacité de son système politique. En apparence, on a toutes les institutions d’une république: la cour des comptes, un parlement, etc. Et puis il y a la réalité cachée derrière ce voile, un pouvoir diffus où chacun par tâtonnement découvre les marges de manœuvre qu’il a et les lignes qu’il ne faut pas dépasser. L’armée, qui était derrière le rideau, s’est néanmoins dévoilée et a dû reprendre les choses en main. Mais pour la France, le pays reste un mystère.
Lire aussi : Le bilan désastreux d’Abdelmadjid Tebboune décortiqué par Xavier Driencourt
«Les Algériens nous connaissent mieux que nous ne les connaissons, même au bout de 132 ans de colonisation», a consenti l’ambassadeur. Pour lui, les Français ne connaissent pas l’Algérie. Parce que c’est compliqué d’y aller, parce qu’on n’a pas envie forcément d’y aller, parce que les seuls qui y vont, ce sont les Franco-Algériens qui retournent l’été en Algérie. «La classe politique française manque d’une certaine façon de lucidité vis-à-vis de l’Algérie et les Français, le peuple français connaît mal l’Algérie, il connaît le Maroc parce que tous les Français sont venus à Tanger, à Casablanca, à Marrakech. L’Algérie reste une terra incognita pour beaucoup de Français. C’est la réalité».
Le Hirak est mort, vive le régime!
Témoin du Hirak, Xavien Driencourt a des idées tranchées sur le sujet. Pour lui, ce mouvement populaire de contestation du régime est mort et le système est appelé à durer. «Le Hirak a duré de février 2019 à mars 2020. Je crois que dès le départ, il y avait une contradiction profonde. Les manifestants algériens demandaient à changer le système et Gaïd Salah, chef de l’armée de l’époque, voulait changer les hommes et considérait qu’une fois qu’on avait changé les hommes, c’est-à-dire fait évacuer Bouteflika, tout le monde devait être content. Mais il ne voulait pas changer le système», a-t-il relaté. L’armée voulait changer les hommes pour maintenir le système et les manifestants voulaient, eux, changer les hommes et changer le système. Et c’est l’armée qui a gagné.
«Je suis assez pessimiste sur l’évolution de ce système. Et le régime durera. Avec 13 millions de manifestants, le régime craignait un scénario comme en Libye, en Égypte, en Syrie ou en Tunisie au mieux. L’armée a eu très peur, et elle est décidée aujourd’hui à reprendre les choses et les garder en main», a jugé le diplomate. Ainsi donc, le régime d’Alger a senti le vent du boulet et fera tout pour que le Hirak en l’occurrence ne se reproduise pas.