Le chiffre, timidement avancé il y a plusieurs semaines par un journaliste lors de la conférence de rédaction de Le360, a suscité l’incrédulité générale. Nous sommes des mois avant que le scandale n’éclate. Plus de 13 milliards de dirhams: c’est le montant qu’aurait coûté la politique gouvernementale de subvention de la filière des viandes rouges sur à peu près deux années. Nous parlons bien de quelque 1,3 milliard de dollars. Quand on sait que l’exécutif s’est récemment livré à une véritable danse du ventre pour lever 2 milliards de dollars sur le marché international, et que le Stade Hassan II, appelé à être l’une des plus grandes infrastructures du genre au monde, devrait coûter près de 5 milliards de dirhams (à peine), on se rend vite compte qu’il s’agit de beaucoup, vraiment beaucoup d’argent.
1,3 milliard de dollars, c’est aussi presque la fortune d’un certain Aziz Akhannouch, qui est est au demeurant Chef du gouvernement. Il pèse à lui seul 1,5 milliard de dollars, ce qui en fait la troisième plus grande fortune au Maroc, derrière Othman Benjelloun et Anas Sefrioui, selon le tout dernier classement du magazine Forbes. Qu’une somme aussi colossale ait servi à financer une mesure gouvernementale dont personne n’a perçu l’impact -hormis les very happy few auxquels elle a profité-, voilà qui relèverait de l’inimaginable.
Guerre des chiffres
Et pourtant. Après la véritable guerre des chiffres que se sont livrés partisans comme détracteurs de ladite mesure, y compris au sein de la majorité gouvernementale, le mot de la fin a été apporté par le très officiel ministère de l’Économie et des Finances. Ce sont bien 13,3 milliards de dirhams qui se sont évaporés sur le chemin de subventions qui n’ont atteint aucune des deux finalités majeures du dispositif: juguler la hausse vertigineuse des prix des viandes rouges (120 dirhams le kilo) et rendre plus accessible l’achat des moutons pour Aïd Al-Adha… dont le prix moyen en 2024 a oscillé entre 6.000 et 10.000 dirhams! La preuve, l’annulation pour l’année en cours du rituel du sacrifice, le roi Mohammed VI ayant exhorté, le mercredi 26 février dernier, les citoyens à s’en dispenser.
Cela n’a pas empêché le ministère de l’Agriculture de justifier l’injustifiable en apportant «ses» chiffres. Mercredi 2 avril, le département ministériel a publié un communiqué aussi tardif qu’étriqué, limitant les pertes à (seulement) 437 millions de dirhams. Un montant qui aurait soutenu l’importation de 875.000 têtes d’ovins (386.000 en 2023 et 489.000 en 2024).
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Cette enveloppe a financé la subvention de 500 dirhams par tête instaurée par le gouvernement, mesure accompagnée de la tonte des droits de douane et de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), pour le plus grand bonheur de 156 importateurs (61 en 2023, 95 en 2024). Objectifs: garantir l’approvisionnement pour l’Aïd, stabiliser les prix des viandes rouges et préserver un cheptel national ravagé par la sécheresse et l’inflation. Le fait est qu’aucun de ces objectifs n’a été atteint. Même restreinte au seul aspect limitatif de Aïd Al-Adha, la politique du gouvernement Akhannouch est un échec patent.
Échec éclatant
Sur le reste, tout le reste, notamment l’exonération de TVA et de droits de douane également sur l’importation de bovins, l’exécutif est pour le moins évasif. À croire le gouvernement, le manque à gagner accusé par l’État n’en est pas vraiment un. «La suspension des droits de douane et de la taxe sur la valeur ajoutée n’a eu aucune incidence financière sur le budget de l’État, en ce sens que l’application de ces droits au cours des années précédentes (200%) avait pour objet de protéger le cheptel national et n’a pas généré de recettes pour la trésorerie de l’État», lit-on encore dans le communiqué. La réalité est tout autre.


Le silence sur le «reste» interroge. Citons les accusations d’opacité dans la gestion des subventions et la sélection des heureux importateurs qui en ont bénéficié. La logique de favoritisme veut que dans le lot se trouvent de nombreux élus de la nation encartés au Rassemblement national des indépendants (RNI), parti dirigé par le Chef du gouvernement, ou encore au Parti authenticité et modernité (PAM), formation membre de la majorité. Quant à l’absence de résultats concrets et de réel impact sur les prix, l’exécutif préfère éhontément y voir une prouesse.

Interpellé par Le360 sur les nombreuses zones d’ombre restant à éclaircir, le porte-parole du gouvernement répond… en refusant de répondre. «Le communiqué du ministère est clair. Je n’ai rien à rajouter», s’est-il contenté de nous rétorquer. C’est donc la politique de l’autruche, la seule qui vaille, qui prime. Assez pour faire taire les nombreuses voix qui s’élèvent pour dénoncer un véritable scandale d’État? Rien n’est moins sûr. Mardi 8 avril, les trois principaux groupes parlementaires de l’opposition, en l’occurrence ceux du Parti du progrès et du socialisme (PPS), du Parti de la justice et du développement (PJD) et du Mouvement populaire (MP) ont déposé une demande de création d’une commission d’enquête parlementaire. Avec du retard à l’allumage, l’Union socialiste des forces populaires (USFP), également membre (plus discret) de l’opposition, a été contraint de joindre sa voix aux trois précédents partis. Ces derniers tablent sur l’appui du Parti de l’Istiqlal (PI) pour obtenir le quorum légal, qui requiert la signature d’un tiers des membres de la Chambre, soit 132 députés. Bien que partie intégrante de la majorité, le parti de la Balance est des plus critiques quant à cette mesure.
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Cette commission fait suite à une véritable levée de boucliers opérée par de nombreux ténors de la chose publique et de la politique au Maroc contre une mesure au coût exorbitant et aux résultats totalement nuls. Tout a commencé le samedi 15 février à Oulad Frej. Lors d’un meeting de lancement du programme «2025 Année du bénévolat» de son parti, Nizar Baraka, secrétaire général de l’Istiqlal, pourtant ministre au gouvernement Akhannouch, a été le premier à tirer. C’était notamment contre les marges jugées excessives des importateurs de bétail ayant bénéficié des largesses de l’État, mais sans que celles-ci ne profitent au consommateur final. Le prix au kilogramme des têtes importées pour l’Aïd était de l’ordre de 40 à 60 dirhams. Or, le prix de vente au Maroc est resté élevé: 110 dirhams le kilogramme. De quoi interroger autant sur la pertinence de la mesure que sur l’absence de tout contrôle.
Le 22 février, Ryad Mezzour, ministre également istiqlalien de l’Industrie et du Commerce, en remettait une couche. Sur Medi1TV, il pointait l’impuissance du gouvernement à juguler la hausse des prix des viandes rouges. «Pour différentes raisons», détaillait-il, expliquant qu’«une quantité limitée de spéculateurs, 18 exactement, dans le domaine de la viande rouge, sont en train de faire du mal au marché». Pour lui, le calcul est simple: la marge bénéficiaire de l’importateur ne devrait en aucun cas dépasser les 10 dirhams par kilogramme. Idem pour la sortie de l’abattoir vers le boucher. Or, «on se rend compte aujourd’hui que les marges des importateurs varient de 20 à 25 dirhams, et celle du boucher de 10 à 15 dirhams. Donc on est dans des marges globales de 40 dirhams», a-t-il consenti.
À qui la faute? Et si les importateurs véreux sont d’ores et déjà identifiés, pourquoi n’ont-ils pas été sanctionnés? Mystère.
«L’fraqchia» ou la RNI Connection
Nizar Baraka redoublera la mise le 18 mars sur le plateau Al Aoula, en confirmant, et il était le premier, le montant global de la casse: 13 milliards de dirhams. Ceci, au seul profit des heureux importateurs sélectionnés. «On a acheté à 2.000 dirhams, avec une subvention de 500 dirhams, ce qu’on a revendu à plus de 4.000 dirhams. Le bénéfice est de 100%», a précisé le ministre. L’affaire est pour le moins juteuse (voir vidéo à 16:40).
Président de la Chambre des représentants et haut cadre du RNI présidé par Akhannouch, Rachid Talbi Alami a tenté de tempérer, sans grand succès. Invité le vendredi 28 mars de la Fondation Lafqui Titouani, il a certifié que le montant des aides a été de 300 millions de dirhams, pas plus, et que la mesure a bénéficié à 100 importateurs, et non pas à 18. Approximative, et c’est peu dire, la réplique a également été tardive, la polémique ayant enflé entre-temps. Les deux principaux partis de l’opposition, le PPS et le PJD, sont depuis montés au créneau pour dénoncer la gabegie.
Pour ces formations, la gestion du dispositif n’est pas seulement inéquitable, elle est symptomatique d’une logique clientéliste où les connexions politiques priment sur la compétence et l’urgence économique. «Nous avons demandé dans un premier temps la convocation du ministre de l’Agriculture pour qu’il s’explique devant la commission des secteurs productifs de la Chambre des représentants. En parallèle, les groupes parlementaires de l’opposition se concertent pour la mise en place de la commission d’enquête parlementaire», explique Jamal Benchekroun, membre du bureau politique du PPS, dans un échange avec Le360.
Abdelaziz Aftati, membre du Parti de la justice et du développement (PJD), parle, lui, de «tromperie». «Ce sont près de 13,3 milliards de dirhams qui ont été engloutis dans le cadre de ce dispositif. Sans effets concrets ni sur les prix, ni sur la filière, ni sur la souveraineté alimentaire du pays. Les 300 millions de dirhams évoqués par Talbi Alami et les 437 millions de dirhams du ministère de l’Agriculture, en précisant que l’opération n’a engendré aucun coût en taxes à l’importation ou TVA, ne sont que des tentatives de brouiller les pistes», s’est-il insurgé.
Salwa El Bardaï, députée PJD, abonde dans le même sens. Pour elle, le gouvernement a manqué à son devoir de transparence envers les citoyens. «Ce qu’on a eu, c’est une série de données floues, contradictoires, et une tentative évidente de couvrir des choix politiques ratés», affirme-t-elle. Elle épingle un dispositif taillé sur mesure pour une minorité bien connectée, au lieu de soutenir la majorité des acteurs du secteur. «C’est une machine à privilèges pour des proches, au risque de creuser un peu plus l’écart entre citoyens et institutions».
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Contacté par Le360, un membre de l’Association nationale des producteurs de viandes rouges (ANPVR) ne dit pas autre chose. «Des entreprises fraîchement créées ont profité des subventions et des crédits pour revendre à des prix exorbitants, alors que les vrais investisseurs peinent à obtenir des financements», affirme-t-il. Et l’implication de certains politiciens est avérée, assure-t-il. «On s’est vite rendu compte que certaines personnes avaient une longueur d’avance. Ce n’était pas des professionnels du secteur, mais des élus, souvent bien informés des rouages internes. Ils connaissaient toutes les données clés pour être parmi les premiers à déposer leurs dossiers et bénéficier des subventions. Résultat: ils ont capté une partie importante des aides, parfois sans avoir la moindre expérience dans l’importation ou la distribution», poursuit-il.
Appel à la transparence
L’opérateur ne manque pas de dénoncer un jeu en coulisses. «Quand le gouvernement fait appel à nous pour des réunions, c’est pour la forme. On ne sait plus qui tire les ficelles. Les décisions sont prises ailleurs, et les bénéficiaires identifiés à l’avance. C’est à chaque fois une mascarade où le rôle des vrais professionnels est limité à la présence physique, pendant que d’autres s’organisent en amont pour rafler la mise», signale-t-il. La solution? La transparence. «Il faut cartographier la filière, entre éleveurs, engraisseurs et distributeurs, pour structurer le secteur. Sans cela, c’est l’anarchie», recommande-t-il en guise de prérequis.
En attendant, les promoteurs de cette vaste opération de prévarication ont coché toutes les cases d’un scandale d’État… qui aura sans doute des suites et des conséquences.
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