À elle seule, une affiche fièrement placardée sur un immeuble sis au quartier Atocha, l’un des plus fréquentés de Madrid, résume toutes les tensions que cristallise le Maroc à l’approche des élections générales, soit les législatives espagnoles, prévues le 23 juillet prochain. Elle est l’œuvre de Desokupa, société spécialisée dans la récupération extrajudiciaire de logements occupés illégalement. Le 4 juillet dernier, cette entreprise, dont le patron Daniel Esteve est connu pour sa proximité avec le parti d’extrême droite Vox, en a recouvert la façade principale de l’édifice en cours de ravalement. On y voit une photographie peu flatteuse du président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, le visage fermé, le drapeau marocain en arrière-plan. Le tout est agrémenté avec cette phrase: «Toi au Maroc, Desokupa à la Moncloa! (siège de la présidence du gouvernement, NDLR)».
Plus qu’une marque d’opportunisme, cette affiche en dit long sur l’ambiance électrique qui règne en Espagne à l’approche des législatives. Il s’agira d’élire les 350 députés et 208 des 265 sénateurs que compte le Royaume voisin. Par ce genre de publicité, comme à travers les déclarations des principaux dirigeants des partis politiques espagnols, le Maroc est sur toutes les langues. Derrière cet «engouement», le revirement majeur opéré par le gouvernement actuel, mené par le même Pedro Sanchez, sur la question du Sahara marocain. On s’en souvient, dans un message adressé en mars 2022 au roi Mohammed VI, il a affirmé que son pays «considère l’initiative marocaine d’autonomie comme la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du différend» au sujet du Sahara marocain. Depuis, la relation entre les deux pays a pris un nouvel élan pour s’ériger en partenariat stratégique de premier ordre. Au risque de faire grincer des dents en Espagne.
«La question du Sahara est une carte majeure pour l’Espagne et c’est pour cela qu’elle concentre autant de positions et de crispations. Plus que le Maroc, son activation lors de cette campagne électorale vise d’abord Pedro Sanchez et le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), le but étant de les affaiblir en s’en prenant notamment à la manière dont l’appui au Maroc s’est exprimé. La droite comme l’extrême droite, ou encore l’extrême gauche, en font un levier pour obtenir plus de voix», explique Nabil Driouch, spécialiste de l’Espagne et des relations hispano-marocaines, auteur notamment de «La vecindad cautelosa» (Le voisinage méfiant, Tapa blanda, 2021).
Le PSOE intraitable
Malgré des tentatives de déstabilisation, le gouvernement espagnol est resté intraitable. Mais avec le changement attendu à la tête du pouvoir politique, qu’en sera-t-il? Dimanche 28 mai 2023, les élections municipales et régionales ont vu la poussée spectaculaire de la droite, incarnée par le Parti populaire (PP), et de l’extrême droite (Vox), qui ont ravi à la gauche six des neuf régions qu’elle dirigeait, ainsi que la majorité des grandes villes du pays.
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Ce résultat électoral a poussé Pedro Sanchez à convoquer des élections générales anticipées pour «soumettre notre mandat démocratique à la volonté du peuple». Si tout porte à croire que le PP et Vox sont bien partis pour remporter le scrutin du 23 juillet, les positions des deux formations divergent s’agissant du Sahara marocain. Et aucune n’est tranchée.
Le PP reste prudent et son programme, dévoilé mardi 4 juillet dernier, se limite à dire qu’«il soutiendra les efforts des Nations unies pour parvenir à une solution juste, durable et acceptable pour les parties» tout en maintenant «un équilibre raisonnable entre le Maroc et l’Algérie», sans «oublier nos responsabilités envers le peuple sahraoui». Pour Nabil Driouch, «le PP, parti de la bourgeoisie et de la classe moyenne supérieure, obéit à une logique d’intérêts, et non d’idéologie, et regarde avec attention ce qu’il risque de perdre, notamment s’agissant des relations économiques privilégiées entre les deux pays. D’où sa prudence».
«Le PP obéit à une logique d’intérêts, et non d’idéologie, et regarde avec attention ce qu’il risque de perdre, notamment s’agissant des relations économiques privilégiées entre les deux pays»
— Nabil Driouch, spécialiste de l’Espagne et des relations hispano-marocaines
Vox, au nom du gaz algérien, se veut plus offensif. Tout en évitant ne serait-ce qu’une allusion au Polisario, son programme, présenté le 7 juillet, indique que le parti «s’engage à réviser les récentes actions de politique étrangère du gouvernement, qui nuisent à l’intérêt national en matière d’énergie», de manière à «garantir les voies de réception du gaz d’Afrique du Nord». Entendez l’Algérie. Autant dire que le parti ultraconservateur, présidé par Santiago Abascal, a fait le choix de l’hostilité. Celle-ci se lit également dans son intention d’imposer des droits de douane sur les produits agricoles marocains, de militer pour la suspension de l’accord agricole entre le Maroc et l’Union européenne (UE) et de renforcer les effectifs des forces de l’ordre ainsi que les moyens dont elles disposent «afin d’endiguer les vagues d’immigration massive encouragées par le gouvernement marocain».
Le facteur Vox
«Cela étant, ce parti n’a pas de problème, et encore moins une position arrêtée, sur le Sahara. Là où il se montre virulent contre le Royaume, c’est sur des sujets comme Sebta et Melilia, l’immigration ou encore l’accord agricole. N’oublions pas que Vox s’est d’abord fait connaître en Andalousie, où il a obtenu ses premières victoires électorales, en décembre 2018, et que cette région est rétive à tout ce qui est produit agricole marocain. Depuis l’Andalousie, Vox a commencé à s’imposer sur la scène politique nationale espagnole. Mais s’agissant du Sahara, cette formation s’est jusqu’ici refusée à en faire une carte et elle ne soutient d’aucune forme le Polisario. Si Vox l’utilise actuellement, c’est pour faire pression sur les autres dossiers précités. Le problème de Vox, ce sont les Marocains», commente l’expert.
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PP et Vox regardent également le coût de la réaction épidermique du régime algérien après l’annonce de l’appui espagnol à l’option d’autonomie. Depuis la rupture par Alger du traité d’amitié et de coopération entre les deux pays, leurs échanges ont été durement affectés, même si l’approvisionnement en gaz a été maintenu. Le manque à gagner pour les exportations espagnoles serait estimé à 1,4 milliard d’euros, bien que le président algérien a énormément réduit les importations au motif d’épargner les réserves du pays en devises. Même sans changement de position de Madrid sur le Sahara, les exportations espagnoles en direction de l’Algérie auraient baissé. Le tout est de savoir dans quelle proportion.
L’argument de la baisse des exportations espagnoles vers l’Algérie suffit-il pour sacrifier tout ce qui a été construit entre le Maroc et l’Espagne ces dernières années? Rien n’est moins sûr. D’abord parce que les échanges commerciaux entre l’Espagne et le Maroc (près de 18 milliards d’euros) sont sans commune mesure avec ceux, modestes, entre l’Espagne et l’Algérie. On notera ensuite que lors du vote, le 7 avril 2022, au Congrès des députés espagnol (Chambre basse du Parlement) de la résolution condamnant l’appui du gouvernement espagnol à l’option d’autonomie, les députés aussi bien de la majorité (PSOE) que de l’opposition (PP) ont voté contre ce texte, alors que Vox a choisi l’abstention.
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«Si nous faisons une projection sur les 15-20 années à venir, soit les 3-4 prochains mandats gouvernementaux en Espagne, nous réalisons que seuls le PSOE et le PP sont appelés à gouverner, que ce soit avec des majorités absolues ou relatives», tranche, pour sa part, Abdelouahed Akmir, historien, professeur universitaire et spécialiste des relations maroco-espagnoles. Techniquement, en cas de majorité absolue, le PP «serait heureux que le PSOE ait fait le travail à sa place», note-t-il. Nous l’avons d’ailleurs bien remarqué lors des débats au Congrès sur la nouvelle posture de l’exécutif espagnol. Ce dernier a certes été critiqué, mais uniquement sur la forme, notamment sur le fait qu’il n’ait pas consulté l’opposition. Sur le fond, il n’en fut rien. Et en cas de majorité relative du PP, son allié sera Vox, dont les thèses séparatistes sont le cadet des soucis.
Une position d’État
Seule l’extrême gauche, que les sondages donnent en quatrième place avec près de 13% des intentions de vote, sort du lot en incarnant la ligne la plus dure. Créé par Yolanda Diaz, deuxième vice-présidente du gouvernement espagnol et ministre du Travail et de l’Économie sociale, le Mouvement Sumar, une émanation de Podemos, entend jouer les outsiders en formant la plus grande coalition électorale de l’histoire du pays et en rassemblant 20 partis politiques nationaux et régionaux. Sur le Sahara, fidèle à un vieux référentiel d’extrême gauche, la coalition désormais érigée en parti politique veut, lit-on dans son programme, réviser «rapidement» le changement de position du gouvernement espagnol et utiliser «tous les canaux d’influence pour soutenir pleinement le droit à l’autodétermination du peuple du Sahara occidental».
«Peu importe les slogans électoraux, dans les faits, la position ne risque pas de changer. Ce qui va évoluer, c’est la manière dont l’appui au Maroc va s’exprimer et la contrepartie que le nouvel exécutif va réclamer. Sinon, la question du Sahara en Espagne a toujours été une affaire d’Etat, et non d’un parti ou d’une personne», souligne Nabil Driouch. Ce dernier rappelle que les ministres espagnols des Affaires étrangères qui se sont succédé depuis 1975 ne manquaient d’ailleurs pas de le préciser, en parlant spécifiquement de position de l’État espagnol s’agissant du Sahara. Pour lui, un changement suppose d’en référer aux institutions formant l’establishment espagnol, à savoir l’armée et les renseignements ainsi que les lobbies économiques. «Pedro Sanchez n’a pas agi seul, loin s’en faut, quand il a marqué la nouvelle position espagnole. Et celle-ci n’est pas près de bouger», insiste-t-il.