Comment ne pas le voir, pratiquement partout? Dans la rue, en réunion, en famille même: la majorité des personnes a les yeux fixés sur leur portable, pour le consulter, envoyer message ou téléphoner. La contrainte est là: il faut l’avoir en permanence sous la main, ou même à la main. D’une certaine manière, il réalise la parfaite hybridation homme-machine: il est à l’extérieur du corps, mais paraît y être greffé. Il est devenu un compagnon nécessaire de la vie quotidienne, son médiateur obligé. Chaque individu est «en veille» à plein temps, comme une sentinelle anxieuse de son portable, dans la crainte ininterrompue de manquer quelque chose.
La connexion est ainsi devenue une alternative à la vie réelle, une protection contre les turbulences du monde. Elle présente cet avantage: celui de ne pas avoir les ambivalences ni les incertitudes de la relation face-à-face. La suppression du corps de l’autre, l’interlocuteur, dans l’échange minore toute gêne, tout préjugé, toute timidité à son égard. La communication est simplifiée, limitée au seul rappel du contact. L’individu d’une autre époque est devenu l’hyperindividu contemporain. Le profil? Smartphone à la main, accaparé par une communication orale, la rédaction ou la lecture d’un texto, d’un téléchargement ou d’une recherche sur le web, les yeux braqués sur l’écran, les écouteurs souvent aux oreilles, coupé de son environnement.
Une plongée dans un univers intérieur sous contrôle? L’environnement physique et humain est toujours là, mais il est perçu de manière accessoire. Le smartphone présente cette particularité: celle de nous permettre d’être à la fois ici et ailleurs, de profiter ainsi des circonstances de la vie sociale sans y être assujettis. Au fond, l’environnement social change de nature: il devient facultatif, dans la mesure où l’on y entre et l’on en sort à sa guise grâce au recours à l’écran, et ce, même si l’on est entouré de «proches» ou d’«amis» bien concrets autour de soi. Un fait de dissociation, surtout pour les adolescents. C’est aussi un outil de lutte contre l’ennui -même de quelques minutes d’attente- et une échappée belle des contraintes du lien social.
«L’individu est conforté dans le sentiment qu’il “fait” un monde à lui tout seul, que les autres sont convocables et congédiables à tout moment. C’est l’émiettement social qui s’accentue, alors que la technologie se proposait comme le remède à l’isolement.»
Ce registre-là est celui de la communication à distance. Il offre l’avantage de s’en dégager, sans politesse excessive, sans s’attarder. La société numérique n’est pas dans la même dimension que la solidarité concrète, avec une présence mutuelle de personnes qui se parlent et qui s’écoutent, attentives les unes aux autres. Elle morcelle le lien social, fragilise les anciennes solidarités au profit de celles, abstraites, des réseaux sociaux ou de correspondants physiquement absents. Certains y voient une source de reliance. Un paradoxe: jamais l’isolement des individus n’a connu une telle portée. Fréquenter de manière assidue de multiples réseaux sociaux et faire montre avec ostentation de sa vie privée sont autant de facteurs qui ne créent ni intimité ni lien dans la vie concrète. Cela occupe le temps et donne le moyen de «zapper» tout ce qui ennuie dans le quotidien, mais sans donner une raison de vivre, tant s’en faut. L’isolement s’installe et s’accentue, tournant le dos à l’expérience individuelle de la conversation.
Paradoxalement, prévaut le sentiment de la surabondance. Mais qu’en est-il au vrai? Les cent ou mille «amis» des réseaux sociaux valent-ils plus qu’un ou deux amis du réel? Il y a là une forme d’individualisation du lien social dans nos sociétés contemporaines. L’individu est conforté dans le sentiment qu’il «fait» un monde à lui tout seul, que les autres sont pratiquement à sa disposition, qu’ils sont convocables et congédiables à tout moment. C’est l’émiettement social qui s’accentue, alors que la technologie se proposait comme le remède à l’isolement. Dans le monde de l’hyperconnexion, les conversations qui demandent un face-à-face, ou plutôt un visage-à-visage, une écoute, une attention à l’autre, à ses expressions, deviennent rares. Les Américains sont connectés quotidiennement en moyenne cinq heures et demie. Qu’en est-il des Marocains? L’on a même inventé le terme «phubing», contraction de phone et snubing («ignorer»), qui traduit le fait d’envoyer des messages tout en continuant à regarder son interlocuteur dans les yeux. Un simulacre de conversation avec le maintien formel d’une civilité.
Le smartphone, par ailleurs, exerce un certain magnétisme difficile à contrer: les regards se posent avec régularité sur l’objet, dans une continue attente. C’est l’univers du «sans contact». La relation numérique consacre l’absence physique des communicants et, dans le même temps, l’éloignement des proches. Elle procure le sentiment d’avoir les autres en permanence à disposition, et ce, sans s’encombrer de leur réelle présence. La fin de la conversation? Bienvenue dans un monde de communication.