À ses débuts, on le surnommait «El Guapo» (le «Beau gosse»). Mais personne ne le voyait vraiment venir avant qu’il ne se révèle un redoutable homme politique qui, jeudi 16 novembre, réussissait une énième remontada pour se hisser de nouveau à la tête du gouvernement espagnol. Ce jour-là, le leader du Parti socialiste et ouvrier espagnol (PSOE), Pedro Sánchez, 51 ans, a été reconduit au pouvoir, alors que les pronostics et les résultats électoraux le donnaient perdant. Il aura survécu à la débâcle de la gauche, qu’il représentait aux élections locales du 28 mai dernier, cédées en faveur du rival de toujours, le Parti populaire (PP), mais aussi, et surtout, de l’extrême droite, incarnée par le très marocophobe Vox. Comme il aura tenu même après être arrivé derrière son rival conservateur Alberto Núñez Feijóo aux législatives du 23 juillet, qu’il avait convoquées de façon anticipée au lendemain du 28 mai. Un véritable coup de poker qui s’est avéré gagnant.
«Il est bien conscient de sa force et sa résilience. Ce n’est pas un hasard s’il a publié, en 2019, un livre sous le titre évocateur de «Manuel de résistance».»
— David Alvarado, docteur en sciences politiques
Fin stratège, le dirigeant socialiste a démontré à maintes reprises sa résilience, et aussi sa capacité à surprendre. «Il est bien conscient de sa force et sa résilience. Ce n’est pas un hasard s’il a publié, en 2019, un livre sous le titre évocateur de “Manuel de résistance”», note David Alvarado, docteur en sciences politiques, dans une interview avec Le360. Également professeur, chercheur universitaire et consultant international, ce dernier ajoute que la provocation d’élections anticipées avait pour finalité de donner (déjà) à voir les résultats désastreux de l’alliance PP-VOX dans les communautés et mairies où ces deux partis l’avaient emporté. En face, le PSOE a pu se prévaloir d’un bilan des plus positifs. Il est parvenu en cinq ans à réformer le marché du travail et le régime des retraites, à augmenter de 50% le salaire minimum et à instaurer une loi réhabilitant la mémoire des victimes de la Guerre civile (1936-1939) et de la dictature de Franco (1939-1975).
«Les élections anticipées étaient aussi une manière de montrer la menace que cette alliance implique pour le pays, ses institutions, les acquis des dernières années, mais aussi la paix sociale et le modèle de coexistence en Espagne. À l’arrivée, le PSOE a réussi à se défendre, alors que le PP anticipait une écrasante victoire. À ce jour, il n’a pas encore réussi à accepter sa défaite», explique M. Alvarado.
Et pour cause, l’alliance du PP avec l’extrême droite a fermé toute possibilité de parvenir à des accords avec d’autres forces. Alberto Núñez Feijoo n’a jamais été en mesure d’obtenir une majorité parlementaire avec Vox à ses côtés, tandis que le PSOE a utilisé cette collusion entre la droite et l’extrême droite pour consolider ses alliances. Celles-ci passent par des concessions faites aux indépendantistes, à commencer par une loi d’amnistie pour ceux impliqués notamment dans la tentative de sécession de la Catalogne en 2017. Une loi à laquelle il s’était opposé par le passé, mais qu’il s’est désormais engagé à faire voter dans les prochaines semaines, malgré les tensions suscitées dans le pays par ce projet.
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Vue d’ici, la victoire de Pedro Sánchez est synonyme de la poursuite de l’excellente entente, aussi inédite que durable, entre Rabat et Madrid. On s’en souvient, c’est sous le chef du PSOE que les deux pays ont tourné définitivement la page d’une longue période de froid diplomatique. Ceci, à la faveur d’un appui ferme de l’Espagne à la proposition d’autonomie du Sahara sous souveraineté marocaine. Tout a commencé le 14 mars 2022 par une lettre du même Sánchez au roi Mohammed VI, dans laquelle on pouvait lire que «l’Espagne considère l’initiative marocaine d’autonomie, présentée en 2007, comme la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du différend». Depuis, les relations entre les deux pays ont fait bien du chemin, à l’aune d’une déclaration conjointe adoptée le 7 avril de la même année à Rabat, au terme des discussions entre le roi Mohammed VI et le président du gouvernement espagnol.
Les cinq axes incontournables des relations Maroc-Espagne
Une feuille de route qu’Abdelouahed Akmir, historien, professeur universitaire et spécialiste des relations maroco-espagnoles, scinde en cinq blocs dans lesquels «les deux pays ne peuvent faire l’économie de l’action et de la coopération». Le premier est naturellement le volet politique, en tête duquel figure la question du Sahara atlantique. «C’est une véritable jauge à partir de laquelle les autres dossiers sont évalués. L’adoption par l’Espagne du point de vue marocain sur ce dossier est en cela un tournant historique», note-t-il. Le deuxième volet n’est autre qu’économique, et le volume des échanges commerciaux entre les deux pays en dit long: 16 milliards d’euros annuellement. Et ce volume augmente de 10% en moyenne d’année en année.
L’Espagne est le premier partenaire commercial du Maroc dans le monde, à la fois son premier fournisseur et son premier client. Le Royaume est, pour sa part, le troisième partenaire commercial de l’Espagne, après les États-Unis et l’Union européenne. Quelque 18.673 entreprises espagnoles ont des intérêts au Maroc et y exportent leurs produits. Plus de 1.000 d’entre elles sont établies dans le Royaume. «Le Maroc est également le principal capteur des investissements directs en provenance d’Espagne en Afrique. L’Espagne est d’ailleurs le deuxième investisseur étranger au Maroc après la France», précise Abdelouahed Akmir. Ajoutons à cela tout le volume d’affaires que draine l’opération Marhaba, avec près de 3,3 millions de Marocains ou de citoyens d’origine marocaine qui traversent l’Espagne chaque année pour rentrer au Maroc, et les 750.000 touristes marocains qui se rendent annuellement chez le voisin du nord.
Le troisième bloc est le social, illustré par près d’un million de Marocains, représentant trois générations, résidant en Espagne. Le quatrième bloc a, lui, trait au sécuritaire et englobe tout ce qui a trait au crime organisé, au terrorisme et au trafic de drogue en passant par l’émigration irrégulière. Le dernier, et non des moindres, est le culturel.
«Sánchez est très conscient de l’importance des relations avec nos voisins, de tout ce qui nous unit, des défis communs que nous devons relever ensemble, et le ministre des Affaires étrangères, José Manuel Albares, a travaillé dans ce sens ces derniers mois. À l’heure actuelle, il semble qu’il y aura une continuité à la tête de ce ministère et qu’Albares continuera à approfondir les relations avec le Maroc. Un fait que d’autres forces politiques, qu’elles soient à droite ou plus à gauche du PSOE, n’hésitent pas à remettre en question, en l’utilisant comme une arme politique, menaçant la bonne dynamique actuelle à des fins partisanes», souligne David Alvarado. Et effectivement, Sánchez a maintenu, ce lundi, Albares comme chef de la diplomatie espagnole.
David Alvarado précise que malgré les pressions, rien ne semble indiquer que Sánchez modifiera sa politique. «Au contraire, tout indique qu’au cours de cette période la tendance se renforcera, augmentant le volume des échanges et des relations à tous les niveaux, ce qui ne pourra que bénéficier aux deux pays, Sánchez devenant même un soutien important du Maroc auprès de l’UE», relève-t-il.
Reste cette autre bataille à laquelle le chef du gouvernement espagnol devra faire face, celle des perceptions, qui jouent un rôle très important dans la définition des relations entre les deux pays, tant au niveau social qu’au niveau de l’élaboration des politiques. «Il reste beaucoup à faire pour favoriser la connaissance réciproque, relier les deux sociétés et démanteler les stéréotypes dans les deux sens», indique le chercheur.