Le communiqué sibyllin de Maroc Telecom, qui fait suite à deux rapports très critiques envers l’opérateur historique, respectivement signés par la Cour des comptes et la Banque mondiale, surprend par son ton assuré et le manque de réaction de la part du gouvernement. Ce communiqué, daté du 26 août, annonce la signature «de la sixième convention d'investissement de Maroc Telecom avec le gouvernement pour le développement des télécommunications dans le Royaume à travers la réalisation, sur les trois prochaines années (2019-2021), d'un programme d'investissement de 10 milliards de dirhams (MMDH)». Aucune photo officielle n’a été publiée pour accompagner cette cérémonie de signature. Où s’est-elle déroulée? Qui en sont les signataires? Quel département ou ministère du gouvernement a signé cette convention? On n’en saura rien. Par contre, ce qui est sûr, c’est que le patron de Maroc Telecom ne craint pas d’engager avec lui le gouvernement dans un investissement qui est tout à fait ordinaire et conforme au strict minimum que l’opérateur doit dépenser pour maintenir un niveau de service acceptable.
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Pour comprendre cette assurance à engager le gouvernement dans une annonce moralement inacceptable, il convient de suivre la piste de l’argent. Quand on regarde les chiffres de Maroc Telecom sur une décennie et demie, il y a de quoi être, à première vue, émerveillé par les performances d’un secteur qui a fait, naguère, la fierté du Maroc, au-delà de ses frontières.
Il suffit de se plonger dans les états de synthèse et les bilans comptables de Maroc Telecom pour apprendre que l’opérateur historique– probablement le seul au monde– a toujours distribué ses résultats nets à ses actionnaires à hauteur de 100% et ce, durant toute la période 2000-2018. (Il ne faut pas d’ailleurs s’attendre à ce que IAM déroge à cette règle lors de la distribution des résultats de l’an 2019). Cet excès de générosité a rapporté aux actionnaires la somme astronomique de 100 milliards de dirhams, soit une moyenne de 6 milliards de dirhams par an.
Aucune autre entreprise du domaine dans le monde n’agirait de la sorte. Les choses ne se passent pas ainsi chez les entreprises soucieuses de préserver de saines pratiques de gouvernance. Un chef d’entreprise doit se comporter en bon père de famille: les résultats de l’année sont généralement partagés entre les actionnaires et l’entreprise elle-même pour lui permettre d’investir dans l’avenir et faire de la croissance.
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Dès lors, cette question s’impose d’elle-même: comment un homme, Abdeslam Ahizoune, l’indéboulonnable PDG de Maroc Telecom, que très peu de journalistes osent critiquer pour des raisons que tout le monde connaît, a-t-il réussi une telle prouesse? Un exploit, diront certains, qui lui permet de faire fonctionner son entreprise comme un casino servant les intérêts, somme toute légitimes, de ses actionnaires, alors que ses concurrents arrivent à peine à sortir la tête de l’eau pour se maintenir sur le marché. La réponse est peut-être à chercher du côté du rôle qu’Abdeslam Ahizoune a réussi à jouer auprès de l’Etat, qui se trouve des deux côtés de la barrière (l’Etat étant à la fois actionnaire et producteur des règles pour la régulation du secteur).
Mieux encore, les ministres des Finances qui se sont succédés depuis la libéralisation du secteur ont toujours présidé le conseil de surveillance de Maroc Telecom. Donc, il est permis de penser que ce conflit d’intérêt flagrant a été utilisé à plein régime par Ahizoune pour maintenir son emprise sur le secteur. Le deal est simple: «ne touchez pas au cadre réglementaire favorable à Maroc Telecom. Et en contrepartie, je vous verse le maximum de dividendes pour équilibrer vos budgets pas toujours faciles à boucler sans déficit». Sinon, comme expliquer le retard manifeste (7 ans) qu’a pris le projet de loi sur les télécoms avant sa promulgation en février dernier? Pour rien d’ailleurs, puisque les décrets d’application de ladite loi 121-12 se font toujours attendre. S’ils mettent le même temps parcouru par la loi, il faudra attendre 2023 ou 2024 pour voir ces décrets publiés au bulletin officiel.
Qui pourrait croire que ce blocage serait innocent, quand on voit que le gouvernement est parvenu, tant bien que mal, à faire sortir des textes de lois éminemment plus complexes, pour ne citer que ceux portant sur la régionalisation avancée, ou encore celui encadrant la réforme de la justice?
Cette situation fait que le secteur des télécoms, qui est en évolution permanente, continue d’être régi par une loi datant de 1998, autant dire de la Préhistoire, pour ce type d’activité. Pourtant, en vingt ans, beaucoup de choses ont changé, sauf la loi sur les télécoms et… le patron de Maroc Telecom. Le parallèle est saisissant. 40 ans que Abdeslam Ahizoune est à la tête de cette entreprise. Très difficile de trouver au Maroc un autre homme, resté à la tête d’une institution pendant quatre décennies.
Un monopole qui entrave le développement des NTIC
De l’avis des experts et des organisations internationales, cette situation hypothèque l’avenir du Maroc en matière d’accessibilité et d’usage des nouvelles technologies, notamment pour la réforme de l’administration dont les dysfonctionnements ont été pointés du doigt par les plus hautes institutions de l’Etat. Elle retarde aussi la généralisation de l’usage des nouvelles technologies dans le domaine de l’entreprise, réduisant ainsi sa compétitivité en comparaison avec les pays qui ont fait de l’usage des NTIC un levier pour le développement économique et social.
Au lieu de se comporter en entreprise citoyenne créant un écosystème favorisant l’intensification de l’usage des nouvelles technologies, Maroc Telecom a agi en cash machine pour ses actionnaires. Le comble étant assurément que l’opérateur historique, sous l’impulsion de son inamovible président, est assis sur un patrimoine composé essentiellement d’infrastructures héritées de l’ancien monopole de l’Etat qu’il fait juter, pour le plus grand bonheur de ses actionnaires privés et publics, aidé en cela par le laxisme du gouvernement. Tout cela se fait au détriment de l’économie nationale.
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En se sentant autorisé à engager le gouvernement dans une annonce qui ressemble à une manœuvre, le patron de Maroc Telecom se sait protégé par le parapluie des dividendes qu’il distribue généreusement à l’Etat. Mais ce calcul se fait au détriment de l’économie nationale et du développement des technologies de demain.
Résultat: le secteur des télécoms se trouve dans une impasse dont seule une action sérieuse de l’Etat lui permettrait d’en sortir. Sans quoi, il n’est pas sûr, et c’est même le contraire qui se profile à l’horizon, que la méthode Ahizoune puisse lui garantir de faire juter Maroc Telecom à hauteur de 100 nouveaux milliards de dirhams de dividendes pour les 15 ans à venir. Cette méthode a, au demeurant, montré ses limites, puisque les résultats de l’opérateur historique ont significativement stagné ces dernières années malgré son ouverture à l’international. Mais l’avenir de Maroc Telecom ne concernera probablement plus M. Ahizoune qui, d’ici là, sera occupé à faire fructifier le nouveau business personnel qu’il a confié à son fils, dans le gardiennage et le ramassage des ordures et qui, à en croire les bruits qui courent à Rabat, se porte déjà très bien.