Hamid Bouchikhi: «partitionner Maroc Telecom pour créer les conditions de développement de l'économie numérique»

Hamid Bouchikhi, Doyen de SolBridge International School of Business à Daejeon (Corée du Sud) et membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement

Hamid Bouchikhi, Doyen de SolBridge International School of Business à Daejeon (Corée du Sud) et membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement . DR

Les récents rapports de bon nombre d’organismes nationaux et internationaux dénoncent les effets néfastes du monopole de Maroc Telecom sur l’ADSL. Hamid Bouchikhi, Professeur à l’Essec, appelle dans cette tribune sur Le 360 à ouvrir le capital aux autres opérateurs télécoms.

Le 24/08/2019 à 17h06

Préambule. J'ai rédigé une première version de ce texte le 28 novembre 2017. Les journaux marocains à qui je l'ai envoyé ne l'ont pas publié. Le fait que Maroc Telecom soit le plus gros annonceur du pays n'est sans doute pas étranger à cette timidité, que je comprends tout à fait.

La publication d'un rapport de la Cour des Comptes, en juin 2019, et d'un rapport de la Banque Mondiale, le même mois, m'incitent à partager une nouvelle fois mon analyse et ma préconisation.

Tribune. Seize ans après sa privatisation, Maroc Telecom détient toujours un monopole de fait dans la téléphonie fixe. Dans l’accès internet ADSL, qui passe par ce réseau, sa part de marché est de 99,99%![1]

Alors que les nouveaux opérateurs ont pu acquérir des parts de marché solides dans la téléphonie mobile (35% pour Orange Maroc et 23% pour INWI), ils n’arrivent toujours pas à accéder aux infrastructures de téléphonie fixe gérées par Maroc Telecom et ne sont pas en mesure de commercialiser, sur l’ensemble du territoire national, des offres sur ce segment de marché.

Pourtant, depuis 2007, le cadre réglementaire oblige l’opérateur historique à mettre en oeuvre le dégroupage et à ouvrir l’usage du réseau fixe à ses concurrents, dans le cadre d’une offre technique et financière équitable.

En France, par exemple, l’opérateur historique ne contrôle plus que 42,5% de l’accès internet à haut débit. Le numéro deux du marché, SFR, est à 26,5%. Le troisième, Free, pèse 21% suivi de Bouygues Telecom à 10%[2].

Au Maroc, l’opérateur historique a préservé son monopole sur le réseau fixe. Alors que le pays compte trois opérateurs, Maroc Telecom est aujourd’hui le seul à commercialiser, à l’échelle nationale, une box triple play (téléphonie, internet et télévision). Tout en reconnaissant ses obligations légales, Maroc Telecom souligne qu’il a effectué de gros investissements dans la modernisation du réseau et propose à ses concurrents des conditions techniques et commerciales qu’ils estiment inacceptables.

La complexité technico-économique et la subtilité des arguments échangés ne permettent pas de dire qui a raison et qui a tort. Ce n’est d’ailleurs pas le propos de cet essai et il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails pour qualifier le statu quo d’anomalie.

Les mêmes enjeux techniques et économiques n’ont pas empêché les nouveaux opérateurs, sous d’autres cieux, d’accéder au réseau géré par l’opérateur historique. Il n’y a pas de raison que la même chose ne soit toujours pas possible au Maroc, six ans après la première demande de dégroupage adressée à Maroc Telecom. Le lecteur intéressé par le bras de fer qui oppose les nouveaux opérateurs et le régulateur à l’opérateur historique pourront consulter l’injonction très circonstanciée adressée par l’ANRT[3] à Maroc Telecom le 21 octobre 2016[4].

L’Etat qui possède toujours 30% du capital de l’ex-monopole public et en préside le conseil de surveillance a une part de responsabilité dans la perpétuation de l’anomalie concurrentielle.

C’est bien l’Etat qui a engagé la privatisation partielle de l’ex-monopole et la dérégulation du secteur, pour stimuler la libre concurrence, et a mis en place une autorité de régulation pour encadrer le jeu concurrentiel.

Le même Etat semble s’accommoder du monopole de fait dans la téléphonie fixe et l’accès internet ADSL. C’est encore bien l’Etat qui a limogé le directeur général de l’ANRT, quatre jours après la publication au Bulletin Officiel, le 21 octobre 2016, d’une injonction à l’encontre de Maroc Telecom.

Comme les circonstances et les motifs du licenciement du directeur général de l’ANRT n’ont pas fait l’objet d’une annonce publique du gouvernement, les observateurs pensent qu’il paye l’affront fait à l’opérateur historique. Si d’autres motifs ont pu jouer, ils demeurent inconnus.

Au moment où le marché de la téléphonie mobile arrive à maturité et que l’accès internet haut débit sur le réseau fixe devient un vecteur de croissance rentable, le statu quo gêne inévitablement le développement des concurrents de Maroc Telecom, d’autant plus que la rentabilité de la téléphonie mobile au Maroc est faible en raison, notamment, de la prépondérance du prépayé et d’un ARPU (revenu moyen par client) modeste[5].

Que faire pour instaurer une concurrence saine dans la téléphonie fixe et l’accès internet haut débit fixe? Orange et INWI pourraient déposer d’autres plaintes auprès du régulateur qui pourrait émettre d’autres injonctions qui n’auront pas plus d’impact sur le comportement de Maroc Telecom qui ne manque pas d’arguments et a développé une capacité remarquable de résistance et de gain de temps.

Le fond du problème est que la coexistence, dans une même entreprise, d’une activité concurrentielle et d’un monopole de fait qui entrave ses concurrents est une anomalie.

Dans les pays où le régulateur a un pouvoir réel, les opérateurs historiques ont compris, souvent à contre cœur, qu’il est de leur intérêt de ne pas trop abuser de leur contrôle sur les infrastructures de téléphonie fixe. Ils ont pu ainsi garder des parts de marché loin devant les nouveaux concurrents et se mettre à l’abri de mesures disciplinaires du régulateur.

Au Maroc, l’opérateur historique n’a pas eu cette restreinte et reproche, à tort ou à raison, à ses concurrents de ne pas être à la hauteur de la situation.

Dans un secteur vital au développement économique du pays et où tout change très vite, les Marocains ne peuvent pas attendre indéfiniment un accord entre les opérateurs qui semblent engagés dans une guerre sans fin. Pour sortir du statu quo et mettre les trois concurrents sur un pied d’égalité, le gouvernement devrait envisager sérieusement la partition de Maroc Telecom.

Pour que le réseau fixe soit accessible à tous dans les mêmes conditions, l’Etat pourrait en reprendre la gestion en direct, comme il le ferait pour un monopole naturel. Cette solution représenterait, toutefois, un retour en arrière dans le mouvement de privatisation et ne serait pas forcément efficace dans un pays où le secteur public n’a pas convaincu de sa capacité à bien gérer des activités économiques.

Une solution alternative serait d’ouvrir le capital de l’entité porteuse des infrastructures fixes aux trois opérateurs et les associer à sa gouvernance, aux côtés de l’Etat. Cette solution aurait l’avantage, de surcroît, d’améliorer les investissements dans les infrastructures et de répondre aux griefs formulés par la cour des comptes à propos du Fonds du service universel des télécommunications[6], griefs qui ont porté notamment sur la lenteur de réduction de la fracture numérique dans le pays.

La partition de l'opérateur historique ne serait pas une nouveauté marocaine. Une solution proche a été mise en oeuvre en Grande Bretagne[7]. En Italie, le gouverneur et le régulateur envisagent sérieusement une partition Telecom Italia[8].

La partition de l’opérateur historique s’impose facilement en théorie mais risque d’être très difficile à mettre en pratique. Avec 3,2 milliards d’euros de chiffre d’affaire, 520 millions de bénéfice net part du groupe, et 9000 emplois directs [9] au Maroc, l’opérateur pèse très lourd dans l’économie marocaine et dans les recettes fiscales du pays. En outre, Maroc Telecom a des filiales dans neuf pays africains et joue un rôle de premier plan dans la stratégie africaine du pays.

Le gouvernement marocain est confronté à un choix difficile et ne peut plus laisser les acteurs livrés à eux-mêmes. Doit-il faire valoir le principe de libre concurrence pour dynamiser le marché marocain des NTIC ou bien ménager un champion national dont la rentabilité est à faire pâlir d’envie beaucoup d’investisseurs?

[1] https://www.anrt.ma/sites/default/files/publications/2017_t3_tb_internet_fr.pdf

[2] http://www.journaldunet.com/ebusiness/telecoms-fai/1124340-parts-de-marche-du-haut-et-tres-haut-debit-en-france/

[3] Agence Nationale de Régulation des Télécommunications

[4] https://www.anrt.ma/sites/default/files/documentation/2016-05-2016-procedure-sanction-iam-fr.pdf

[5] https://www.anrt.ma/sites/default/files/publications/2017_t3_tb_mobile_fr_0.pdf

[6]http://www.courdescomptes.ma/upload/_ftp/documents/Fonds%20du%20service%20universel%20des%20telecommunications.pdf

[7] http://www.independent.co.uk/news/business/news/bt-ordered-to-split-from-openreach-network-in-ofcom-ruling-a7444936.html

[8] https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-01-08/telecom-italia-should-be-split-into-two-companies-calenda-says

[9] http://www.iam.ma/groupe-maroc-telecom/communication-financiere/relations-investisseurs/chiffre-cles.aspx

Par Le360
Le 24/08/2019 à 17h06