Enquête. Vidéos. Fuite des cerveaux: comment le Canada et surtout la France saignent le Maroc de ses cadres

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Le phénomène n’est pas nouveau mais il a atteint son point culminant cette année. Débauchés par des pays occidentaux, des milliers de compétences marocaines, évoluant essentiellement dans les technologies de l’information, quittent le Maroc. Analyse d’une tendance des plus alarmantes.

Le 24/10/2019 à 17h24

Bon gré, mal gré, il faudra bien le reconnaître, car les faits et les chiffres sont têtus et il y a de quoi s’inquiéter. Cédant à l’appel très appuyé de pays occidentaux, au premier rang desquels se place la France, plusieurs milliers de cadres marocains quittent le pays pour évoluer professionnellement, et pas seulement, sous d’autres cieux. Pour la plupart formés dans les universités et les grandes écoles marocaines, dotés d’une expérience professionnelle souvent probante dans leur pays natal, ils sont, chaque année, de plus en plus nombreux à céder à l’offre de pays occidentaux et à opter pour une expatriation plus ou moins volontaire.

Des chiffres alarmantsLes entreprises marocaines, tout comme certaines corporations, ne cessent de tirer la sonnette d’alarme. En face, le gouvernement reste passif et tarde à réagir. En attendant, ces chiffres donnent la mesure de l’hémorragie: ils sont, en moyenne, plus de 600 ingénieurs et développeurs informatiques à quitter le Maroc pour se rendre en Europe chaque année, principalement en France, d’après les données fournies par la Fédération marocaine des Technologies de l'Information, des Télécommunications et de l'Offshoring (Apebi). Selon la même source, et en tout, 8.000 cadres supérieurs quittent le Maroc chaque année pour l’étranger et, pour la seule année 2017, 25% des cadres travaillant dans le secteur des IT ont présenté leur démission, cédant au débauchage très actif, initié par des entreprises étrangères et la perspective de nouvelles opportunités… Ailleurs qu’au Maroc. Selon plusieurs sources concordantes, ce chiffre a considérablement augmenté en 2018 et 2019.

A ce sujet, le député istiqlalien Omar Hjira, a récemment révélé que rien qu’en 2018, plus de 8.000 cadres administratifs et techniques, 1.200 hommes d’affaires, 600 ingénieurs et 630 médecins ont quitté le Maroc. Le Maroc détient par ailleurs le deuxième taux de l’immigration des compétences dans la région Mena, selon une étude réalisée par le magazine britannique «Arab Weekly» après… la Syrie.

«2019, quant à elle, est l’annus horribilis, précise un chef d’entreprise, qui ajoute qu’à ce rythme-là le remplacement des partants ne sera plus possible et nombre de sociétés marocaines seront en difficulté».

La chasse aux compétences à découvert«D’ailleurs, il n’y a pas que les ingénieurs qui partent: d’autres profils hautement qualifiés ont été recrutés par des chasseurs de têtes à l’étranger», nous indique ce haut responsable dans un secteur hautement concerné, celui des télécoms. Certaines entreprises, notamment françaises, se cachent derrière des séminaires organisés au Maroc pour venir y recruter directement.

On s’en souvient encore, le 30 janvier dernier, l’entreprise de services informatiques, Atos, avait annoncé sur le site d’offres d’emploi marocain, Rekrute.com, un «séminaire» de recrutement en CDI de 200 profils expérimentés destinés à la France. L’événement devait se dérouler samedi 16 février dans un hôtel de Casablanca et il aura fallu une grande indignation des milieux d’affaires au Maroc pour qu’il soit annulé. Les tweets outrés de certaines personnalités, comme Ismail Douiri, directeur général délégué d’Attijariwafa Bank, sont encore dans les mémoires.

L’hémorragie de cadres marocains a pris une telle ampleur que certains cabinets de recrutement, établis au Maroc, ont cessé toute activité en direction du royaume. Elles ne travaillent qu'à l'international. Comprenez: recruter des Marocains pour des entreprises étrangères. Ce patron d’entreprise, dont la structure a besoin de développeurs web, en a d’ailleurs récemment fait l’amère expérience: «je me suis adressé à un cabinet de recrutement auquel j'ai recouru il y a trois ans et celui-ci m'a répondu: "nous avons décidé de suspendre notre offre de service sur le Maroc pour l'instant". Normal, ce cabinet est débordé par les recrutements de Marocains pour des entreprises basées à l’étranger», témoigne-t-il. Un chiffre pour le dire: le 11 mars dernier, le quotidien français Le Figaro avançait que «60 % des informaticiens marocains auraient déjà été approchés par des recruteurs à l'étranger. Pour les bac + 4, ce chiffre grimpe à 85 %».

En face, et devant la pénurie d'ingénieurs informatiques, les entreprises marocaines, dont les besoins augmentent également, peinent à embaucher. Cité par la même source, Hassan Amor, PDG de Microdata cache à peine son désarroi. «Nous avons une dizaine de postes à pourvoir et nous avons bien du mal à recruter…Nous demandons un peu moins d'agressivité de la part des entreprises issues de pays amis sur le recrutement des profils en tension», supplie-t-il.

Contacté par Le360, le vice-président Business development de MedTech Group, entreprise spécialisée dans l'intégration d'infrastructures, de systèmes et de solutions informatiques (Casablanca), Nasser Benkirane, ne dit pas autre chose. «Nous sommes choqués par le nombre de départs qui plus est ne sont pas structurés. Les candidats sont débauchés lors des week ends de recrutements organisés dans des hôtels de Casablanca et Rabat et quittent sans préavis 2 à 3 jours après, abandonnant des projets de clients en cours d’exécution. Ce qui cause des préjudices énormes». Là encore, il accuse la France et s’inquiète encore plus du Canada qui «devient un danger pour le Maroc». Nasser Benkirane explique que les marges de manoeuvre des entreprises marocaines pour retenir ces jeunes sont faibles. Le moyen le plus utilisé est l’augmentation des salaires. Seulement, à force d’augmenter ceux-ci pour retenir les potentiels partants, les entreprises, notamment les PME, se fragilisent économiquement sans arriver à enrayer la tendance.

La même grande préoccupation est exprimée par Anissa Berbich, Directrice générale d’AGIRH, opérateur important dans la gestion intégrée du capital humain. «La majorité de nos clients ont été touché par les départs de ressources humaines», et «aujourd’hui on trouve difficilement des ressources humaines alors que le marché est très demandeur au niveau des IT et du digital en général», notamment au niveau des développeurs et des consultants, nous dit-elle.

Faute de compétences, les investissements en périlComment expliquer ce phénomène? La tendance est mondiale et elle n’est pas récente, nous explique Hamid El Otmani, président directeur général de LMS ORH, cabinet spécialisé dans les ressources humaines. «Les nouvelles technologies aidant, elle s’est cependant intensifiée ces dernières années. Dans les années 90, nous avions déjà connu deux évènements qui se sont traduits par un départ massif de compétences marocaines, notamment des informaticiens. Il y a eu le bug 2000 et le passage en Europe à l’euro comme monnaie unique. Lors de ces deux périodes, le marché a connu une très forte tension, mais les deux événements étaient circonscrits dans le temps et la bulle s’est vite dégonflée», se souvient-il. La problématique, aujourd’hui, est qu’il s’agit d’un cycle beaucoup plus lent: celui de la transformation digitale qui concerne désormais tous les secteurs. «Loin de s’estomper, la tendance au départ va, nous le pensons, s’intensifier pour au moins les 15-20 années à venir, les besoins en ressources capables d’accompagner et de mener cette transformation allant crescendo», constate Hamid El Otmani.

Les secteurs liés aux nouvelles technologies et aux systèmes d’information sont les plus impactés. «Les ingénieurs, notamment, continuent de partir. Le turn-over les concernant a atteint à peu près 20%. Ce qui pénalise bien des projets et peut remettre en cause des intentions d’investissement, en particulier dans l’outsourcing, les compétences se faisant de plus en plus rares», explique Saloua Karkri Belkeziz, Présidente de la Fédération Marocaine des Technologies de l’Information, des Télécommunications et de l’Offshoring (APEBI).

D’autres domaines ne sont pas moins concernés. Il y a les médecins, les ingénieurs industriels, les techniciens et les techniciens spécialisés du secteur aéronautique, au grand dam, d’ailleurs, des efforts de formation que fournit le Maroc pour le développement de cette filière. Il en va de même pour l’automobile où les ressources qualifiées sont littéralement siphonnées. Sans oublier le personnel du secteur de l’hôtellerie et du tourisme. Le phénomène est large.

Faut-il s’en alarmer? De manière unanime, et s’agissant notamment des technologies de l’information, nos sources affirment qu’il y a là, et largement, de quoi s’inquiéter. Mehdi Kettani, président de la Commission «digital et nouvelles technologies» à la Confédération générale des entreprises du Maroc-CGEM, et par ailleurs patron d’une entreprise évoluant dans ce secteur, établit un constat d’impuissance: «le monde des nouvelles technologies, auquel nous appartenons tous, est un monde ouvert. Imaginer qu’on peut le refermer est une pure illusion».

Mais est-ce que cela devrait empêcher d’agir et de prendre des mesures pour stopper le départ des compétences? «Une ressource qualifiée, ce n’est pas un produit d’exportation sur lequel le Maroc gagne, mais un actif qui se perd et, bien souvent, du jour au lendemain», explique, de son côté, cet opérateur qui a requis l’anonymat.

Pourquoi les cadres marocains cèdent à l’appel de l’étrangerRecoupements effectués, d’emblée, trois principales raisons à un départ du Maroc émergent. Il y a d’abord ce besoin de vivre une autre expérience ailleurs, dans un pays étranger. Un besoin de changement, en somme. «De notre temps, il était facile de se déplacer, d’aller où on le souhaite sans avoir à subir les contraintes administratives liées aux visas et autres. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et pouvoir disposer d’un passeport qui permet la libre-circulation arrive parmi les principales motivations de départ», confie notre source.

Deuxième raison, et celle-ci obéit davantage à des considérations subjectives et personnelles: une bien meilleure qualité de vie. «Autant des étrangers préfèrent s’installer au Maroc, estimant que la qualité de la vie dans notre pays est meilleure, le soleil, la géographie, le coût de la vie et les commodités aidant, autant des Marocains vont estimer qu’il est préférable de s’installer en France ou au Canada. Là, c’est la réflexion sur le devenir familial qui entre en jeu comme critère essentiel: l’éducation des enfants, la qualité des soins de santé et la situation salariale. En termes de compétitivité, c’est à ce niveau que nous perdons le plus de points», souligne Hamid El Otmani.

Ajoutez à cela les conditions de travail dans la plupart des entreprises marocaines (un style de management souvent discutable, des perspectives d’évolution de carrière poussives et parfois irrationnelles, etc.), et le choix du départ paraît alors évident. 

C’est le Maroc qui perdDans tout cela, en tant que pays à fort besoin de développement, et donc de ressources humaines qualifiées, c’est bien évidemment le Maroc qui perd. Il suffit de mesurer le simple coût de la formation d’un ingénieur au Maroc (à peu près 46.000 dirhams par an, selon le Conseil supérieur de l’enseignement) ou d’un médecin (un peu plus de 45.000 dirhams par an, selon cette source), pour constater la perte sèche en capital humain subie.

Les expatriations collectives de compétences marocaines freinent la croissance des entreprises marocaines et en fragilisent d’autres. «C’est un sujet qui est devenu anxiogène. Chaque matin je me réveille avec l’angoisse de voir un départ collectif d’ingénieurs», précise un chef d’entreprise évoluant dans le BTP, un secteur pourtant moins touché que d’autres. Cette saignée de cadres porte aussi atteinte à l’attractivité du pays en direction des investisseurs étrangers. D’ailleurs, il n’est pas surpeflu d’établir une corrélation entre la baisse des Investissements directs étrangers (IDE) au Maroc et le manque de ressources humaines qualifiées.

Que fait le gouvernement face à cette situation? Pour l’instant, il se contente de constater. Sans agir. «Nous sommes pleinement conscients de cette situation. Ce qu’il nous faut à terme, c’est effectivement de pouvoir former plus de talents et de compétences et les inciter matériellement à se sédentariser dans leur pays tout en les impliquant, en tant que formateurs, dans la massification des ressources humaines dans les secteurs où les besoins sont exprimés», nous répond, laconique, cette source gouvernementale. Et d’avouer que l’Exécutif ne dispose pas d’une stratégie à court terme pour stopper l’hémorragie. Jusqu’à quand, la corrélation entre fuite de cerveaux, fuite des investissements privés et ralentissement du développement et de la croissance, étant établie?

De l’autre côté de la Méditerranée, la lutte contre l’immigration est une actualité permanente. En France par exemple, suite à l’appel du président Emmanuel Macron, un débat sur l'immigration a eu lieu à l'Assemblée nationale le 7 octobre 2019. Ce débat compte durcir la politique migratoire de la France par un renforcement des contrôles des frontières et mettre un terme au «détournement de la demande d’asile ou les abus du système de soins». Mais à côté de cela, le Premier ministre français Edouard Philippe a plaidé pour «renforcer la prise en compte des compétences rares et des talents». Entendez, les immigrés qui participent de cette catégorie de compétences qui quittent le Maroc.

En agissant de la sorte, la France prive les pays émergents des compétences qui créent de la richesse et de la croissance, et augmente par conséquent les effectifs des chômeurs et des candidats à la traversée clandestine de la Méditerranée. En mettant en place des dispositifs légaux de siphonage des compétences étrangères, la France encourage ses entreprises à déplacer les ressources humaines qualifiées du sud vers le nord de la Méditerranée. Une source résume parfaitement cette situation: «avant, la France nous prenait nos richesses naturelles; aujourd’hui, c’est de notre capital humain qu’elle nous prive».

Ont contribué à cette enquête: Moussa Diop, Youssef El Harrak et Khalil Essalak.

Par Tarik Qattab
Le 24/10/2019 à 17h24