L’autosaisine du Conseil de la concurrence (CC) a pour but d’apporter une analyse de la situation de la concurrence dans le marché de l’électricité́ au Maroc. «Le Conseil de la concurrence rappelle que cette initiative s’inscrit dans le cadre de ses missions consultatives, et n’a de ce fait pas pour objet de constater, qualifier ou sanctionner les comportements des acteurs sur ce marché», précise l’institution présidée par Ahmed Rahhou, ajoutant que ce projet d’avis vise un double objectif: accélérer la réforme de ce marché, dans un contexte de fortes tensions sur les ressources énergétiques au niveau mondial, et analyser dans quelle mesure une plus grande ouverture de ce marché à la concurrence permettrait l’émergence sur le marché́ national d’offres compétitives.
Dans son rapport, le Conseil de la concurrence estime que pour permettre à l’ONEE de mener à bien ses nouvelles missions, il est impératif de décongestionner l’Office de sa dette colossale actuelle, qui s’est accumulée au fil des années.
En effet, la dette actuellement supportée par l’ONEE peut être divisée en trois grandes catégories en fonction de ses origines, souligne le document du CC.
Une première catégorie regroupe la dette induite par les facteurs suivants:
- L’engagement de l’ONEE dans des programmes d’investissement mobilisant des moyens de production coûteux et disproportionnés par rapport aux ressources financières générées;
- Le gel des tarifs de vente appliqués par l’administration, justifié essentiellement par des considérations sociales, entraînant des marges négatives, surtout lors des périodes de flambées des cours mondiaux des combustibles importés. De plus, l’application d’un système de péréquation tarifaire entre les activités électricité et eau, ainsi qu’entre les tranches de consommation au sein d’une même activité;
- Les engagements financiers du régime de retraite des salariés de l’Office via la Caisse commune de retraite (dette sociale), qui ont presque doublé en 10 ans (16,5 MMDH en 2013 contre 37MMDH à fin 2022).
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Une deuxième catégorie concerne la dette résultant des investissements importants mobilisés par l’Office dans le segment de transport, une activité considérée comme stratégique. Ces investissements portent notamment sur le renforcement du réseau de transport à l’échelle nationale.
Une troisième catégorie englobe la dette causée par l’impact des investissements réalisés par l’ONEE au niveau de l’activité de distribution, en particulier dans les zones rurales, qui sont structurellement déficitaires. Cette dette est amplifiée par les dysfonctionnements que connait ce segment, notamment la faiblesse des taux de rendement du réseau de distribution, causant d’importantes pertes techniques et financières pour l’ONEE.
Redéfinir les missions de l’ONEE
Pour restructurer cette dette, le Conseil propose de créer une structure de défaisance chargée de gérer la dette sociale de l’ONEE, celle liée à son activité de production, ainsi que la dette causée par le déficit de marges généré résultant du différentiel entre les tarifs de vente et les coûts de revient. Le Conseil propose également de transférer la dette relative à l’activité de distribution aux différentes Sociétés régionales multiservices (SRM) qui seront créées.
Une fois sa dette restructurée, et dans le cadre de la redéfinition des missions de l’Office, le Conseil propose:
- Un désengagement de l’ONEE du maillon de la distribution, qui sera porté par les SRM. Conformément aux dispositions de la loi n° 83-21, ces SRM sont appelées à jouer un rôle capital au niveau local, en assurant la récupération, l’injection et la distribution de l’énergie électrique produite, notamment par les autoproducteurs et les opérateurs privés des EnR.
- Un recentrage de l’activité de l’ONEE sur le segment stratégique du transport. Ce recentrage s’appuie sur l’expertise accumulée par l’Office dans ce domaine. Outre le transport, l’ONEE se chargera des missions de planification du réseau à l’horizon 2050 et la stabilisation du réseau électrique national, y compris les interconnexions pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande.
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En ce qui concerne l’activité de production, le Conseil propose qu’elle soit portée essentiellement par le secteur privé. À cet égard, il convient de distinguer entre la production assurée dans le cadre des contrats PPA à des IPP, y compris Masen, et la production portée par des autoproducteurs et des producteurs privés dans le cadre de la loi n° 40-19.
Pour la première catégorie, le Conseil propose une réévaluation des différents contrats PPA liés aux sources fossiles en cours, en distinguant entre les centrales de production non encore amorties et présentant des coûts d’achat élevés et non compétitifs, pour lesquels il convient de procéder à leur cessation immédiate, même s’il faut supporter une charge financière à cet effet.
Pour les autres centrales non encore amorties, mais présentant des coûts d’achat compétitifs, il est proposé de maintenir les contrats avec les IPP correspondants, afin de sécuriser une partie des besoins en électricité du pays (par exemple, la moitié).
Concernant les contrats PPA conclus par Masen, la même démarche est suggérée, mais en prolongeant la durée des contrats induisant des coûts d’achat élevés, en échange d’une baisse rapide de ces coûts (3 à 4 ans).
Un cadre incitatif pour l’auto-production
S’agissant de la production à partir de sources d’énergie renouvelable, qui offrent une disponibilité tout au long de l’année (grâce à la complémentarité entre l’éolien et le solaire), elle sera portée par des autoproducteurs et producteurs privés dans le cadre de la loi n° 40-19 précitée. Cette production constituera une source importante pour sécuriser l’approvisionnement national en électricité et répondre aux nouveaux enjeux, notamment en matière de dessalement de l’eau de mer.
Le Conseil estime que la question du coût de production de l’électricité, qui reste un facteur déterminant pour l’investissement privé, peut être abordée dans le cadre de ce modèle proposé. Le prix de vente moyen d’électricité pourrait ainsi passer de près de 0,9 DH/kWh actuellement à 0,6 DH/kWh dans les 20 prochaines années pour les activités de production, compte tenu du vaste potentiel du pays en EnR.
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Aussi, le Conseil souligne la nécessité de revoir le cadre légal et réglementaire de l’autoproduction pour le rendre plus incitatif. Cela permettrait de tirer pleinement parti du potentiel du Maroc en énergies renouvelables, d’autant plus que le pays continue d’importer de l’énergie électrique alors qu’il pourrait couvrir une grande partie de ses besoins en encourageant la production décentralisée avec des installations existantes.
En parallèle, étant donné que les énergies renouvelables, notamment solaire et éolienne, sont des sources d’énergie intermittentes, il est nécessaire d’intégrer la composante stockage en mettant en place un écosystème industriel de production de batteries pour véhicules électriques et de systèmes de stockage d’énergie.
À cet égard, le Conseil estime que le développement du parc des voitures électriques est une opportunité à envisager. En plus des avantages économiques qu’il présente, cela peut aider à l’amélioration de la flexibilité du système électrique national et au développement de l’intégration massive des EnR. En effet, les voitures électriques peuvent être chargées lorsque les conditions sont favorables, comme la journée, pour restituer l’énergie électrique dans le réseau électrique quand la demande augmente, notamment le soir. D’autre part, les batteries des voitures électriques, ayant une durée de vie moyenne de 8 à 10 ans, peuvent être réutilisées ultérieurement pour stocker l’électricité et équiper, entre autres, les bâtiments à usage d’habitation ou professionnels.
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Par ailleurs, compte tenu de l’immense potentiel en EnR du Maroc, le pays pourrait devenir une destination attrayante pour les producteurs étrangers des EnR. Cela pourrait attirer plusieurs investissements portant sur l’installation de capacités de production destinées à approvisionner le marché extérieur, particulièrement européen.
À cette fin, le Maroc pourrait bénéficier de cette dynamique future et exiger de ces producteurs, en contrepartie, et au moyen d’une contractualisation ou dans le cadre de conventions d’investissement conclues, d’avoir un droit de préemption sur une partie des capacités installées au Maroc destinée à l’export, dans les limites d’un pourcentage qui reste à définir par l’ONEE et avec un prix défini à l’avance sans obligation d’achat.
Dans le cas où l’ONEE ne récupérait pas la production, le producteur privé aurait la possibilité d’écouler la production réservée sur le marché européen spot.
Par ailleurs, l’élargissement de l’offre nationale en matière de production de l’électricité à base des EnR, conjugué à l’augmentation de la demande mondiale en énergie décarbonée, ouvre de nouvelles perspectives de croissance à l’export.
Cet élargissement va permettre à notre pays, par exemple, de capter une partie de la demande extérieure, notamment européenne. En effet, les besoins externes en capacité des pays européens sont estimés à 90 GW, dont 10 à 20 GW44 pourraient être captées par notre pays à court et moyen terme, compte tenu des connexions existantes via les interconnexions électriques.
En contrepartie, le Maroc pourra réclamer un accès au marché européen de l’électricité, ce qui lui permettrait, d’une part, de réaliser des importations en cas de besoin et, d’autre part, de devenir un hub régional entre l’Europe et l’Afrique pour l’exportation de l’énergie électrique à faible coût et décarbonée.
Au final, et pour compléter et réussir cette restructuration du marché, le Conseil considère qu’il est impératif de se doter d’un régulateur fort et indépendant des opérateurs privés, capable de garantir un bon fonctionnement du marché, en particulier sur le plan de la concurrence.