«À cheval donné, on ne regarde pas les dents», dit l’expression.
Le récent don d’un cheval barbe par le président algérien au sultan d’Oman vient contredire l’adage, en mettant le feu aux paddocks des réseaux sociaux.
Tout y passe: son gabarit, sa crinière, son harnachement, jusqu’à son appellation. Mais c’est surtout son pedigree qui agita la toile, avec la question de l’identité comme cheval de bataille.
Sellé de revendications, le voilà désormais attelé strictement à l’Algérie dans un ancrage local reléguant le Maroc, mais aussi la Tunisie et la Lybie, hors du champ.
Or, en toute objectivité, le cheval barbe, l’une des plus anciennes races équines au monde, incarne par excellence un héritage maghrébin commun, devenu un objet de rivalité et d’appropriation, là où il pourrait être un facteur de rassemblement.
D’aucuns, à l’instar de Charles-Alexandre Piètrement, le faisaient venir des steppes de Mongolie, d’autres plus généralement d’Orient, tel Eugène Daumas, dont l’énoncé est souvent cité: «Appelez-le maintenant persan, numide, barbe, arabe de Syrie, nejdi, peu importe, toutes ces dominations ne sont que des prénoms, le nom de famille est: cheval d’Orient».
«Une opinion de ce genre, répond l’historien du monde romain Jean Marie Lasserre, qui fait se récrier aujourd’hui tous les hippologues, chaque race énumérée ayant ses caractères morphologiques propres et le plus souvent opposés».
Malgré la diversité des avis, de nombreux chercheurs s’accordent donc à reconnaître le Barbe comme une lignée originaire d’Afrique du Nord, descendante d’un cheval domestiqué sur ces terres depuis des milliers d’années.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il porte le nom de «Barbe», soit de «Berbérie», terme désignant historiquement le pays des Berbères, vaste région s’étendant du Maroc à la Libye. Un vocable lui-même issu du grec «Barbaros», utilisé par les Grecs et les Romains pour qualifier les peuples non hellénisés, sans connotation péjorative à l’origine, avant de devenir ambivalent au fil du temps.
Galopant librement bien avant les frontières modernes, le cheval barbe, à la fois sobre et endurant, rustique, docile et adaptable à différentes situations, est le champion des combats, le héros des moussems et tbouridas, la légende des hippodromes (comme le prouvent les artefacts archéologiques de Carthage, de Sousse ou de Gafsa, en Tunisie), le compagnon des agriculteurs tout autant que des éleveurs ou des chasseurs, et le cadeau estimé lors des échanges diplomatiques entre nations.
Depuis la première guerre punique, opposant Carthage et Rome, son rôle est attesté auprès de son inséparable et vaillant cavalier.
C’est que les habitants autochtones d’Afrique du Nord (dits dans les sources anciennes Libyens, Numides, Maures...), présents dans toutes les étapes du conflit, ont pu démontrer l’importance de leur appui et de leur coopération, que ce soit sur le plan politique ou strictement militaire, grâce à leur maîtrise de la charrerie de guerre et à leur habile cavalerie.
Le terme «numides» (employé par les auteurs de l’Antiquité, initialement dans le sens impropre de nomades) «s’étend aux Maurousii (Maures) des bords de l’océan», écrit l’historien Jehan Desanges, bien que l’adjectif maure soit parfois juxtaposé à celui de numides, marquant une différenciation.
Quoi qu’il en soit, les ancêtres des Berbères sont réputés monter leurs chevaux sans mors ni bride, passer d’un cheval au deuxième en pleine bataille et d’effectuer un cercle cantabrique autour de l’ennemi après l’avoir harcelé.
Les récits les mentionnent à plusieurs reprises, notamment à différentes étapes de la longue deuxième guerre punique, qui a duré de 218 à 201 avant notre ère, permettant, de l’avis de certains historiens comme Tite-Live, de former le meilleur de la cavalerie et de contribuer à ses succès.
En dehors des troupes africaines d’Hannibal -dont les exploits fabuleux, largement relayés, incluent la traversée des Pyrénées puis des Alpes avec ses fameux éléphants et 12.000 cavaliers, ainsi que des batailles mémorables jalonnant la marche victorieuse à travers l’Hispanie, la Gaule et jusqu’en Italie-, on retrouve naturellement le cheval barbe, utilisé par les troupes au service de l’armée romaine.
«Derrière cette querelle équine, oscillant entre pathétique et anecdotique, se cache une monture, bien loin d’être anodine»
Qu’on se souvienne qu’un grand général comme Lusius Quietus, Maure de naissance, gravit les échelons de l’armée en tant que chevalier, avant d’entamer une ascension fulgurante. Il se distingua ainsi dans les guerres daciques à la tête de la cavalerie maure, devenant l’un des plus grands généraux de l’empereur Trajan. Promu préteur puis sénateur, il accompagna l’empereur en Orient en tant que membre de son état-major et enregistra de nombreuses victoires lors des guerres parthiques.
De ses troupes et de leurs montures, Édouard Delebecque, professeur émérite à l’Université de Provence, affirme: «Les cavaliers maures de Lusius Quietus représentés sur la colonne Trajane montent à cru et utilisent le collier-frein».
C’est ce même destrier, loin d’être un vulgaire canasson, qui fut monté par Jules César pour la guerre des Gaules.
Plus tard, avec la conquête musulmane de la péninsule Ibérique, partie depuis les ports de Tanger ou de Sebta, il franchira hardiment le Détroit.
Le général Daumas va jusqu’à soutenir à ce propos: «Pendant tout le moyen âge, le type du cheval de guerre en Occident fut le cheval barbe et son descendant, le cheval espagnol».
Celui-ci est appelé «Genêt» et a laissé l’expression «monter à la ginette», soit, à la zénète, du nom de cette grande tribu berbère d’intrépides cavaliers, réputés pour monter très court, gage d’une remarquable légèreté.
De là, les aléas du destin le menèrent en Amérique, introduit en cela par les conquistadors lors de l’occupation du Nouveau monde pour former diverses lignées de chevaux, tel le Mustang en Amérique du Nord, le Criollo en Argentine et au Brésil, le Paso péruvien au Pérou, le Paso Funi à Porto Rico et en Colombie…
En Europe, le Barbe n’était pas seulement un cheval de guerre, mais également la monture privilégiée des notabilités et des rois.
Le Roan Barbary était le cheval favori du roi d’Angleterre Richard II, mentionné dans la fresque historique en vers écrite par William Shakespeare.
Plus tard, Oliver Cromwell faisait couvrir ses juments barbes par le Marocco Barb, l’étalon du général Fairfax, tandis que Charles II envoyait ses écuyers acquérir d’autres représentantes de la race, dont l’histoire a retenu quelques noms, notamment la célèbre Barbary Mares.
En France cette fois, le Bonite, monture de Louis XIII, était un étalon barbe dressé par Antoine de Pluvinel, l’un des précurseurs de lécole d’équitation française, qui le lui aurait présenté en disant: «Sire, il est raisonnable qu’étant le plus grand roi de la chrétienté, Votre majesté prenne des leçons sur le plus parfait cheval d’Europe».
Le sultan Moulay Ismaïl, qui avait quelques 12.000 chevaux dans son seul haras de la grandiose capitale Meknès, en a envoyé quelques spécimens à son homologue, le Roi-soleil. Des juments furent par ailleurs acquises par Louis XIV et affectées à la reproduction au haras royal de Saint-Léger-en-Yvelines.
Les divers circuits, militaires, commerciaux ou diplomatiques, ont contribué chacun à la diffusion et à l’intégration du Barbe dans les lignées équines européennes, exerçant une influence déterminante sur plusieurs races, qu’il s’agisse de chevaux d’endurance et de travail comme le Lusitanien ou de chevaux de course comme le Pur-sang anglais.
Pour dire, en bref, que derrière cette querelle équine, oscillant entre pathétique et anecdotique, se cache une monture, bien loin d’être anodine.