Le roman «Dans un seau noir» s’ouvre sur une fuite, un départ soudain de la narratrice, et son besoin de réparation. Dans un autre corps. Dans une autre vie. Cette fuite n’est pas seulement physique, mais existentielle: elle marque un désir de rompre avec un vécu difficile. «Je suis partie sur un coup de tête, un coup de solitude», annonce Ghalia après un profond malaise et une douleur accumulée. Le texte fait allusion à des violences conjugales physiques et psychologiques: «Je suis partie un matin de gueule de bois et de bleus sur ma peau après le coup de trop». Le corps brutalisé dissimule mal «les coulures azur sur ma peau», vestiges de la relation destructrice. Son compagnon est un homme dont elle ne partage pas les idéaux: «J’exécrais ta vacuité, tes idées sans substance», lui jettera-t-elle à la figure. Ce couple incarne une passion dévorante et impossible: «Nous nous aimions trop, et si mal (…) Rien, rien ne nous rassemblait que ce désir fou de la peau l’un de l’autre.»
Le motif de l’aube est omniprésent, mais il est décrit avec des termes évocateurs de délabrement: «un matin de corps nus brisés sur le parquet et d’aube délabrée craquelée aux fenêtres comme miroir de nous». L’environnement reflète l’état intérieur de la narratrice, comme si la réalité elle-même se fissurait.
La figure du père adoptif: un pilier perdu
Ce départ s’accompagne d’une introspection sur son passé, notamment sur son enfance. Elle prend le train, un symbole à la fois de départ et de retour, qui l’emmène vers une mémoire paternelle et des moments heureux partagés. Elle quitte l’Europe et revient dans un Maroc qu’elle avait abandonné. Le texte explore la complexité de ses relations amoureuses et familiales, tout en s’enracinant dans une poésie brute et douloureuse.
Figure lumineuse dans un récit sombre, le père représente l’innocence et la joie. La narratrice se souvient de leurs voyages comme d’une évasion hors du quotidien: «Avec mon père, nous voyagions dans cette DS verte dont il était fou comme un gamin», se souvient Ghalia.
«Sur le bateau, à l’aller comme au retour, nous restions sur le pont, guettant les dauphins que nous croisions parfois», dit Ghalia. Ces images d’insouciance contrastent avec la noirceur du présent, soulignant la nostalgie d’un bonheur révolu.
Le récit du père sur son enfance éclaire une autre forme de fracture générationnelle: «Fqih, lui avait-il dit, je te donne droit de vie et de mort sur mon fils. Tue, et moi j’enterrerai.» Cette phrase glaçante révèle l’éducation rigide et brutale imposée par le grand-père, à l’origine des blessures silencieuses de son père.
Cependant la perte du père, qui l’a adoptée et aimée sans concession, incarne la fin d’une époque d’innocence: «La nuit où l’on m’a appris sa mort, j’ai poussé un hurlement qui a glacé le monde autour de moi.» Sa mort est ressentie comme une rupture irréparable, symbolisée par un cri primal: «Le temps est tombé comme une chape de plomb, les étoiles se sont éteintes.»
L’évocation de l’enfance heureuse devient un refuge onirique. La rencontre allégorique avec l’oiseau devient un lien entre la narratrice et les défunts: «Un oiseau couronné d’une houppette noir et or qui me fixait, immobile, de ses petits yeux clairs. Les yeux de mon père… Les yeux de Fattoum, aussi, et de Ghita.» Chargé de mysticisme, ce passage illustre un héritage douloureux mais inéluctable.
Ghita au lourd secret, aimée et haïe
Surgit, en mode éruption, le personnage de Ghita… Une figure tourmentée qui traverse le récit avec une violence sourde. Ghita est décrite comme une femme profondément blessée par son passé, portant en elle une énigmatique douleur qui contamine son entourage. Ghita, par sa présence oppressante et son racisme voilé, représente un fardeau identitaire: «Ghita qui n’avait d’abord vu en moi qu’une jolie petite négresse, une servile petite domestique en devenir.»
Le secret de Ghita, que l’on découvrira bientôt, est terrible. Elle impose une présence tyrannique dans la vie de la narratrice, marquée par des gestes violents et des épisodes de cruauté psychologique et physique: «Ghita avait cette habitude reptilienne de glisser une main entre mes cuisses (…) «Je la sentais éclore ses pétales violines qui enflaient, peu à peu, éjaculaient, quelques jours plus tard, leur venin chaud et lourd le long de mes jambes.» Ghita semble à la fois haïe et admirée. Cette métaphore florale, pourtant d’une rare violence, établit un lien entre désir et dégoût, entre chair et poison.
Ghita est aussi dépeinte comme une figure tragique, belle, mais consumée par une colère et une tristesse irréductible: «Elle était belle, Ghita, d’une beauté tragique». Elle est entourée d’un univers féminin oppressant, où les femmes se complaisent dans des rituels déroutants, faits de tempêtes émotionnelles et de manifestations d’hystérie collective. Ces scènes soulignent un climat de tension constante, mêlant attirance et rejet. Son caractère est révélé par des épisodes d’emportements violents et des gestes ambigus envers la narratrice.
Son secret: une allusion troublante à un décès, que tout le monde connaît mais tait: «Terrible héritage dont tout le monde avait connaissance, mais que chacun feignait d’ignorer.» Le poids de ce secret alourdit l’existence de la narratrice, l’empêchant de se libérer complètement.
Ghita semble porter les stigmates d’un héritage traumatique, transmis par des générations de femmes brisées. Elle vit des crises incontrôlables. Autour d’elle, «blasées pour recourir aux mêmes tonitruantes catharsis, les femmes faisaient mine d’y croire quand même». Celles-ci, témoins et actrices de ces crises, participent à un rituel archaïque: «Elles couraient chercher de l’eau et du sel (…) lui tapotaient les joues, lui retenaient les mains qui allaient frapper, griffer le visage.»
L’un des passages les plus poignants concerne la mémoire douloureuse des abus subis dans l’enfance: «Ces doigts que les femmes glissaient, impassibles, l’air de rien, sous nos jupes d’enfants trop heureux à leur goût». Cette révélation, implicite, suggère une souffrance enfouie qui continue de hanter la narratrice et Ghita.
Les femmes prennent une autre allure dans les nuits secrètes: «Leurs corps avaient comme gardé vives les tremblées de leurs premiers vertiges (…) elles reprenaient flamme dans une tumultueuse théâtralité.» La nuit devient un espace de liberté où elles échappent brièvement à leurs rôles et retrouvent leur vitalité.
La métaphore du seau noir
La narratrice revisite les origines de son histoire à travers une métaphore centrale: le seau noir. Ce récit remonte à sa petite enfance, marquée par un abandon initial et une adoption: «On l’avait déposé là, m’avait déposée là, sur les marches d’un hôtel, dans l’espoir peut-être que des touristes prendraient en pitié ce bébé abandonné dans ce trou noir qui allait me poursuivre toute ma vie.»
Elle se remémore l’anecdote de son sauvetage lorsqu’elle a été trouvée dans un seau noir, un événement qui deviendra une image récurrente dans son imaginaire. La narratrice relie ce moment à une chute survenue plus tard, où elle a manqué de se noyer, et la sensation d’une douleur physique et symbolique qui demeure: «Je la revois parfois, cette enfant. Qui tombe. Et qui crie. Mais je la vois comme si elle n’était pas moi.»
Le récit s’arrête encore sur la relation avec le père adoptif, une figure salvatrice, et la manière dont il l’a élevée avec tendresse malgré les pressions sociales: «Heureusement, disait-il en riant, que tu es tombée, ou on ne t’aurait jamais remarquée dans ce seau noir!»
Un roman de la reconstruction
Bouthaïna Azami recompose l’histoire de la narratrice à partir de bribes de souvenirs et de récits familiaux, dans une tentative de donner un sens à son existence. D’autres personnages féminins font partie de la trame du drame. Il y a Fattoum, dont la beauté devient une malédiction, des yeux de porcelaine, condamnée à être une concubine victime silencieuse des hommes. Il y a Nejda, épouse légitime mais stérile, qui devient dans le roman un symbole d’un désespoir muet, va simuler une grossesse, tentative désespérée de sauver son mariage et sa dignité. Le mensonge devient une stratégie de survie, révélant l’absurdité de la société. Il y a Ma, servante qui garde toujours des souvenirs de l’Afrique noire d’où elle a été arrachée jadis, et représente une douceur maternelle dans un univers hostile. Et d’autres personnages attachants forment la galerie des femmes dans ce roman somptueux.
L’écriture reste marquée par une tension constante, avec des descriptions précises et des images saisissantes. Certains épisodes sont relatés avec une intensité dramatique qui plonge le lecteur dans une atmosphère suffocante. La fragilité de la narratrice est contrebalancée par une poésie intérieure qui l’aide à survivre et à transcender ses épreuves. Le style est résolument poétique: «Un deuil dans la blancheur opaque d’un vieux songe cotonneux». L’écriture est fragmentée, reflétant l’état mental chaotique de la narratrice.
Vibrant et immersif, «Dans un seau noir» met en lumière la violence latente qui ronge ces femmes, enfermées dans des rôles imposés par la société. La narratrice, spectatrice de cette tragédie, porte en elle l’empreinte de cette nuit où l’enfance s’est brisée, où l’horreur a pris le visage de celles qui l’entouraient. Ce texte, par sa puissance évocatrice, interroge la mémoire traumatique, l’identité féminine et la transmission des douleurs enfouies.
Bouthaïna Azami est une romancière marocaine prolifique dont les œuvres, publiées notamment aux éditions L’Harmattan (Paris) et Marsam (Rabat), ont été largement saluées. Parmi ses distinctions figure le prestigieux Prix Sofitel Madame Figaro 2014, décerné à son roman «Au café des faits divers» (éd. La Croisée des chemins, 2013). En parallèle à son activité littéraire, elle explore le monde visuel à travers le dessin, la peinture, et l’art digital, disciplines dans lesquelles elle a exposé tant individuellement, notamment à la Villa des Arts de Rabat, que collectivement, consolidant ainsi son empreinte artistique multidisciplinaire.
«Dans un seau noir», de Bouthaïna Azami, 170 pages. Éditions L’Harmattan, Collection Lettres d’ailleurs, 2024. Prix public en France: 18 euros. Bientôt disponible au Maroc.