Lorsqu’en 1990 la bataille pour le leadership éclata au sein du parti conservateur anglais –l’ambitieux Michael Heseltine et ses partisans avaient décidé de détrôner Margaret Thatcher, la Dame de fer– John Major, qui était ministre des Finances, prit une décision insolite. Il alla chez son dentiste et lui demanda de lui faire enfin la lourde opération qu’on lui conseillait depuis des années: quelques extractions de chicots, une série d’implants dentaires, un ou deux bridges, etc. Sorti de là, Major avait la bouche hermétiquement close par un appareillage impressionnant. Quand des journalistes à l’affût le dénichaient et lui demandaient s’il était pour Heseltine ou pour Thatcher, il montrait sa tête de Robocop d’un air navré et secouait la tête: il lui était physiquement impossible de prononcer le moindre mot. Et il passait son chemin.
Que croyez-vous qu’il arriva? Lorsque la bataille pour le leadership s’acheva et que le soleil se leva sur un champ de ruines et des protagonistes exténués, il fallut bien élire un nouveau leader. L’acrimonie était telle que ni un pro-Heseltine ni un pro-Thatcher ne pouvait être élu. On choisit donc l’homme qui n’avait rien dit: John Major. Il devint chef des conservateurs et Premier ministre. Il finit anobli par la Reine. Belle carrière pour un autodidacte –il n’avait même pas le bac. Son secret: il avait su se taire au bon moment.
Deux siècles avant lui, Joseph Fouché avait eu la même inspiration. Il était ministre de la police quand il eut vent d’une tentative de coup d’Etat menée par un jeune général ambitieux, un certain Bonaparte, le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Fouché rentra chez lui, se déshabilla, mit son bonnet de nuit et se glissa dans son lit. Il avertit son valet qu’il ne fallait le réveiller sous aucun prétexte. Tous ceux qui se présentèrent à sa porte furent éconduits. Paris bruissait des mêmes questions:– Que dit Fouché? Que pense Fouché? Que fait Fouché?
Nul ne le savait. L’habile homme dormait, d’un seul œil sans doute, mais il dormait, attendant la suite des événements. Le coup d’Etat réussit et ce fut le début de la prodigieuse carrière de Napoléon. Il n’oublia pas Fouché, qui ne s’était pas opposé à son coup de force puisqu’il n’avait rien dit. Il le fit duc d’Otrante. L’illustre flic finit sa carrière sous la monarchie restaurée, comme ambassadeur au royaume de Saxe. Là aussi, il sut se taire.
Des siècles avant John Major et Fouché, les Spartiates avaient érigé l’art de se taire en dogme. Sait-on assez que l’adjectif ‘laconique’ vient de Lacon, autre nom de Sparte?
Le cardinal de Retz a donné dans ses Mémoires, une forme littéraire parfaite à cette attitude: “On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment.”
Et maintenant, vous devez vous demander, amis lecteurs, pourquoi je raconte toutes ces anecdotes, certes plaisantes mais dont l’actualité n’est peut-être pas évidente? Que si, amigos, que si. Un de nos ministres s’est récemment attiré les foudres de la vox populi pour avoir trop parlé. Il est coutumier du fait, semble-t-il. Et si on se cotisait pour lui offrir la superbe biographie de Fouché par Stefan Zweig?
De façon plus générale, je propose respectueusement au Secrétaire général du gouvernement de faire graver sur le maroquin officiel de chacun de nos ministres ce dicton bien connu mais, hélas, bien peu pratiqué: “La parole est d’argent mais le silence est d’or.”