Quand j'étais enfant, je ne parlais presque jamais, au point qu'on me prenait pour un petit idiot ou un autiste. En réalité, si je ne pipais mot, c'est que je n'arrivais pas à comprendre l'humour des grandes personnes. Par exemple, un oncle me soulevait dans ces bras en criant: «Eh bien, petit shaytan, que racontes-tu?» Eh bien, rien. Je ne racontais rien, vu que je ne comprenais pas comment il pouvait confondre le môme tranquille que j'étais avec un démon.
Plus extraordinaire encore, personne ne corrigeait son erreur. On riait avec lui et il me reposait à terre, non sans postillonner une autre inexactitude dans ma frimousse: «Allez, va jouer, petit b'la.» Et tout le monde de s'esclaffer. Je ne savais pas exactement ce que b'la signifiait (aujourd'hui, je sais, ça veut dire “fléau“) mais 1) je pressentais que je n'étais pas un petit b'la, et 2) je ne voyais pas ce qu'il y avait d'amusant à me diffamer gravement ainsi.
Fast-forward quelques décennies. Je crois avoir acquis le sens de l'humour mais il y a toujours des choses qui ne passent pas. Au cours du mois dernier, j'ai été trois fois confronté à des situations qui m'ont rappelé les traumatismes de mon enfance.
Un quidam que j'ai rencontré une seule fois dans ma vie, il y a trois ans, et que je revoyais de nouveau à Marrakech, la semaine dernière, s'étonna que je ne me souvinsse pas exactement de sa profession: «Alors, c'est Alzheimer qui a commencé?» Gros rire gras. Je le fixai, impassible. C'est de l'humour, ça? C'est censé être drôle?
Une jeune femme, par ailleurs fort sympathique, me reprocha avant-hier d'avoir oublié qu'elle avait été en classe avec une de mes nièces, il y a des lustres. «Alzheimer, monsieur Laroui?» Non, pas vraiment, mais j'ai beaucoup de nièces et de neveux et, statistiquement, ils ont quelques 1255 anciens condisciples; je ne peux pas me souvenir de tous; et ce n'est pas très important. Tant qu'à faire, mieux vaut se rappeler les équations de Maxwell ou les péripéties de la bataille des trois Rois. Et surtout: How is it funny to speak of Alzheimer? (Je le dis en anglais pour ne pas me répéter.)
Enfin, un collègue à qui je demandais si un de ses cours était bien programmé début février me répondit: «C'est dans un mail que je t'ai envoyé en Octobre. Tu as Alzheimer ou quoi?» Non, mais je reçois, comme tout le monde, des dizaines de mails chaque jour et celui-là m'avait échappé. Et surtout: Hoe is het grappig over Alzheimer te beginnen? (Je le dis en néerlandais pour ne pas me répéter.)
Relisons ensemble, amis lecteurs, l'ouvrage classique de Freud sur le mot d'esprit. C'est l'inconscient qui s'exprime à travers ce que nous croyons être de l'humour. Or l'inconscient est un sale type, méchant, vindicatif, agressif, blessant. Pourquoi le laisser parler par notre bouche?
Si quelqu'un trébuche, inutile de l'agresser avec un gros rire en lui disant: «Ch'nou? Tu as la maladie de Parkinson?» Si un ami plisse les yeux pour lire une affiche, ce n'est vraiment pas la peine de lui lancer: «Tu deviens aveugle?» Ce n'est pas drôle. It's not funny. Interrogeons plutôt les raisons qui nous font cacher de l'agressivité sous ce qui est tout sauf de l'humour.
PS: Non, je ne suis pas en train de virer coach ou gourou, mais il me semble que le vivre-ensemble nécessite parfois de telles chroniques. Si nous pouvions éviter de nous blesser inutilement les uns les autres...