Le christianisme en nous

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ChroniqueS’il est courant de parler de judaïsme dans l’histoire religieuse du Maghreb, l’évocation du christianisme reste frappée par une sorte de tabou, expliquée par la disparition ancienne de ses manifestations autochtones.

Le 25/12/2021 à 11h04

Qu’elles soient d’Orient ou d’Occident, certaines vagues de pensées ont focalisé sur les croyances panthéistes et païennes au Maghreb, afin sans doute de mieux appuyer leur rôle civilisateur.

D’autres ont réglé la question de manière plus radicale, en commençant cette histoire religieuse avec l’avènement de l’islam.

Pourtant, bien avant l’arrivée des Vandales, la nomenclature des évêchés démontre la vitalité de l’Eglise d’Afrique.

En guise de comparaison: le premier concile, réuni vers 220 à Carthage, regroupait 70 évêques d’Afrique; alors qu’au concile d’Arles, convoqué en l’an 314 par Constantin (soit près d’un siècle plus tard), étaient réunies seulement 16 églises gauloises.

Sur cette même géographie de l’église africaine, à une date plus tardive, l’historienne Yvette Duval écrivait: «Les actes de la conférence de Carthage en 411 permettent de fixer à six cents le nombre des évêchés africains, qui dépasse en densité, toutes les chrétientés occidentales, Italie comprise, pour ce début du Ve siècle ».

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’Afrique du Nord fut donc une terre de christianisme bien avant le monde romain occidental, où faut-il le rappeler, sa progression était plus lente, étant considéré comme une subversion et interdit pendant plus de trois siècles pour ne s’imposer comme religion officielle de l’Empire qu’en 380, avec pour amorce, la conversion de l’empereur Constantin.

Le professeur Claude Lepelley, réfléchissant sur ce sujet, résume sa position sous cette forme paradoxale: «Le christianisme occidental n’est pas né en Europe, mais au sud de la Méditerranée».

Là, il a donné de grands martyrs qui ont payé de leur vie leur fidélité au Christ et dont les récits de la Passion sont considérés comme les premiers du genre en langue latine.

Parmi ces nombreux martyrs: Saint-Cassien de Tanger qui renonça à sa charge de greffier du prétoire et trouva la mort en 298 au terme de cruels supplices.

Par ailleurs, l’Afrique du Nord fut marquée par la participation aux dissensions nées au sein du christianisme et par l’adoption de schismes considérés hérétiques par l’Eglise officielle.

Il s’agit principalement du donatisme, devant son nom à l’évêque berbère Donat, caractérisé par son rigorisme et par son puritanisme et de l’arianisme qui tient son nom d’Arius, évêque d’Alexandrie, né vers 256 d’une origine berbère, de langue grecque, nourri de la doctrine mystique d’Origène, formé à l’école d’Antioche.

Considérant que Jésus est créé, il professe que tout ce qui est en dehors de Dieu relève de la création et prône ainsi la transcendance divine absolue en rejetant le dogme de la Trinité dont il permet la formulation.

De ce fait, il semble avoir préparé le terrain spirituel à l’installation de l’islam au Maghreb.

Si d’aucuns reconnaissent le fait que le plus important diocèse y était celui de Carthage, la question demeure quant à la profondeur des empreintes chrétiennes dans des régions plus lointaines de la Tingitane (correspondant au nord du Maroc actuel), reliée en 285 au diocèse d’Espagne.

L’histoire retient que le christianisme y est attesté dès le IIIe siècle et enregistre plusieurs évêchés pendant la période romaine avec un renforcement de cette implantation à l’époque byzantine comptant quatre diocèses mais sans être, il est vrai, aussi intensément touchée que le reste de l’Afrique septentrionale.

Aux premiers siècles de l’islam, Moussa ibn Nusayr s’était allié à Tanger avec le gouverneur byzantin de Sebta, Ilyan ou Yulyan (le comte Julien des sources européennes) donné pour berbère Ghomara christianisé qui aurait facilité l’entrée en Andalousie, alors sous domination wisigothe, des troupes arabo-berbères, sous le commandement de Tariq ibn Ziyad.

Toutefois, le christianisme finit par s’éclipser progressivement de la scène, laissant s’échapper d’ici et là quelques récits empreints de merveilleux et de surnaturel.

Dans le Sud, ce sont d’énigmatiques récits qui font état de l’existence aux premiers siècle de l’ère chrétienne d’un royaume de noirs chrétiens descendants de Kouch, maîtres d’Axoum en Ethiopie.

Fondateurs de Zagora, ils auraient pris par la suite, avec la prééminence des juifs dans la région, le statut subalterne de harratins.

A Fès cette fois, la légende accompagnant la fondation de la ville fait état de la présence sur les lieux d’un vieux moine chrétien, lui-même témoin rapportant l’existence d’une ville ancienne en ces mêmes lieux où Idris le Grand fonda son Etat.

Dans l’Oriental, précisément à Oujda, c’est le nom de Sidi Yahya (fils de Younès [Jonas]) qui marque la mémoire. Certains auteurs identifient l’hôte de ce sanctuaire, situé dans une oasis réputée pour ses eaux thermales et ses plantes luxuriantes, à Jean- Baptiste, saint chrétien et prophète cité dans le Coran sous le nom de Yahya fils de Zakariya, de la famille Imran.

La tradition chrétienne le considère comme un prédicateur en Palestine, annonciateur de Jésus qu’il baptisa sur les bords du Jourdain.

Dans son ouvrage dédié à l’histoire d’Oujda et des Angad, Dr Ismaïli Alaoui rapporte en ce sens un récit attribué au cheikh al-Habri selon lequel Sidi Yahya ben Younès était un apôtre de Jésus, issu de Bilad Cham.

Dans ce sillage, et en évoquant les apôtres de Jésus, comment ne pas rappeler l’étonnante histoire des Regraga en pays Haha (dans la région d’Essaouira), entretenue par une tradition vivace, consignée dans une légende dorée nommée «L’Ifriqiya» qui en fait des Apôtres (Hawariyoun), adeptes de Jésus, professant depuis toujours la foi monothéiste abrahamique!

Dans son ouvrage consacré aux Regraga, le sociologue Abdelkader Mana avait relevé, lors de leur fameux pèlerinage circulaire printanier, des rites et des chants rappelant étrangement l’épisode biblique de la Table servie.

Adoptant une croyance proche de l’arianisme dans sa proclamation de la transcendance divine, les Regraga auraient été persécutés par l’Eglise, en la personne de leurs ancêtres Artoun, Ardoun, Amijji et Alqma, lesquels fuyant par voie de mer, auraient accosté sur les rivages de l’Oued Tensift, à Aguz, où ils fondèrent un lieu de prières, appelé en amazigh, Timzkden n’houren (la Mosquée des apôtres).

De leur filiation seraient issus les Sept Hommes Regraga qui auraient quitté leur Haha natal pour se rendre en Arabie à la rencontre de l’élu de Dieu et sceau des Prophètes Sidna Mohamed dont ils attendaient la prophétie en tant que continuation du message abrahamique et de convertir les leurs bien avant l’arrivée des troupes musulmanes.

Chaque année, selon une tradition immuable, s’effectue encore à l’équinoxe de printemps, dans l’arrière-pays d’Essaouira, une tournée printanière de quarante étapes en quarante-quatre jours.

C’est le pèlerinage circulaire, appelé «Daour», aux sanctuaires des Sept Saints que d’aucuns choisiront de débuter avec l’avènement de l’islam, d’autres au temps de Jésus, voire à la nuit des temps, à la fois pour indiquer que cette région n’était pas terra nullius en matière religieuse et pour marquer une insertion dans l’ordre cosmique et la connexion entretenue avec les lois de l’univers.

Des rites qui ne sont pas sans rappeler le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants d’Ephèse en Turquie ou le Tour de Bretagne autour des Sept Saints évangélisateurs de l’Armorique, tissant au-delà des spécificités culturelles et religieuses des uns et des autres, des liens magiques entre les hommes.

Par Mouna Hachim
Le 25/12/2021 à 11h04