Amour et discorde

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ChroniqueL’épanchement en mots d’amour n’est pas étranger à notre culture. Dans le registre de l’art populaire du melhoun à titre d’exemple, combien de poèmes arborent dès le titre le nom de l’aimée? Ces Ghita, Nezha, Mina, Fatma, Yamna… Comme autant de muses…

Le 19/02/2022 à 11h03

Depuis quand l’expression de l’amour en public est devenue à ce point taboue dans notre société qu’elle fait crier à l’offense et au scandale pour des mots comme «tu me manques» ou «je t’aime»?

Il suffit pourtant de se pencher sur notre patrimoine poétique et musical pour mesurer la place accordée aux courtisaneries et autres romances. Aux périls de l’amour comme un voyage tourmenté sur une mer sans fin dans laquelle de nombreux corsaires furent engloutis avant de faire naufrage, victimes de ses perturbations et de ses orages, pour reprendre l’imagerie du poète et par ailleurs marchand de légumes de son état, Jilali Mtired, né à Marrakech, originaire du Tafilalet au XVIIIe siècle.

Dans le registre de cet art populaire du melhoun justement, combien de poèmes en parler dialectal arborent dès le titre le nom de l’aimée, puis le long de la qsida chantée, l’éloge de ses attraits, la description des tourments endurés, des désirs ardents enfouis, de l’extase vécue en commun? «Une heure comme des années».

Ces Ghita, Nezha, Mina, Zahra, Yamna, Malika, Zennouba… Comme autant de muses enchanteresses.

Celle dont Ahmed al-Ghrabli (poète et tisserand à Fès au XIXe siècle, théologien de formation) évoque les lèvres au goût de nectar, remède aux blessures.

Telle autre, Aouicha pour ne pas la nommer, avait fait don à son amant de son khelkhal, malencontreusement perdu, pour finir par le consoler en le serrant contre son poitrine et en susurrant que le regard de l'amant valait bien plus que mille bracelets de pied.

Moins chanceux, l’amoureux de Fatma (d’après le compositeur de la fameuse «Chamaâ» au XVIIIe siècle, Mohamed ben Ali Ould Arzin, né au Tafilalet, d’un père maître d’une école coranique, formé pour sa part à la Qaraouiyine), tout en supplications sur un rythme lent éploré devant autant d’impitoyable désintérêt qui lui faisait confondre le jour et la nuit.

Pour dire que l’épanchement en mots d’amour n’est pas étranger à notre quotidien et à notre culture, que ce soit dans les cercles fermés, dont les corporations de métiers, ou sur les ondes de la radio et de la télé, en style soutenu ou familier, en langues arabe ou en amazighe, pour ce dernier cas à travers les izlan notamment, dans des élans lyriques à la saveur intemporelle née de l’oralité:

(...) «Alouette des monts, descend que je te confie

Mon bonjour, apporte-le dans ton aile à ma promise» (...)(d’après une traduction de Michael Peyron).

Même ce vaste monde arabo-musulman, duquel on se revendique à tout bout de champ, n’avait pas de mal à ériger l’art d’aimer aux sommets, avec entre autres représentants, ces hérauts de l’amour platonique de la tribu des Beni ‘Odhra.

Dans cette voluptueuse Arabie où certains hommes mouraient de trop aimer, les poètes rivalisaient depuis les temps antiques en prouesses poétiques, perpétuant durant cette période préislamique la tradition de l’ode classique, introduite par des couplets amoureux, illustrés par une halte mélancolique auprès d’al-Atlâl ou vestiges des campements désertés de la bien-aimée.

S’imposent alors les noms du «roi errant» Imrou’ al-Qays; du héros chevaleresque, ‘Antara, épris de sa cousine ‘Abla; de Zouhayr ibn Abi Salma; de Labid ibn Rabia…

A ceux qui arguent d’une ère de «l’ignorance» antéislamique, nous pouvons rappeler qu’un poète comme Hassan ibn Thabit, considéré comme le poète du Prophète, ne pouvait ignorer le prélude galant.

Que dire de l’esprit courtois du milieu hijazien médiéval dans lequel le ghazal, en tant que poésie d’amour s’était affirmée comme un genre à part entière, non plus concentré uniquement dans le préambule d’autrefois; tandis que les femmes tenaient des «majlis» et salons littéraires préfigurant les cours d’amour des troubadours.

Parmi les poètes de renom, Omar ibn Abi Rabiâ, connu pour son amour-passion et pour ses tonalités sensualistes tranchant avec une certaine conception bédouine éthérée.

L’amour virginaliste et sublimé n’en persista pas moins avec une telle intensité que l’identité de certains poètes était inséparable de celle de leur aimée.

Souvenons-nous de Jamil Bouthayna ou du fou d’amour, Qays, surnommé «Majnoun Layla» qui inspira «Le fou d’Elsa» de Louis Aragon!

Plus proche de nous, dans cette Andalousie peu à peu débarrassée de la tutelle orientale et où la poésie elle-même finit par s’affranchir du cadre strict de la très conventionnelle qassida, de nouveaux genres virent le jour aux alentours du XIe siècle.

Ce sont le Mouawachah de langue classique, puis le Zajal de langue dialectale, caractérisés par leur liberté métrique et par leur souplesse linguistique.

Là encore, si certains aiment à accabler ces modes de vie andalous faits de querelles de princes et de mœurs jugées trop opulentes, voire débridées, il faut bien revenir pour un peu d’équité, au parcours et à l’œuvre d’une personnalité comme Ibn Hazm.

Théologien, juriste, théoricien du langage, moraliste, historien, il est auteur de près de 400 ouvrages dont son traité sur l’amour et les amants, intitulé «Tawq al-Hamama» («Le Collier de la Colombe»), décrit comme un « catéchisme de l’amour Courtois».

Ce code d’amour est en effet adapté à la théorie courtoise qui sera en vogue un siècle plus tard avec les troubadours du Midi de la France.

A ce titre, des chercheurs de la trempe de Menéndez Pidal ou Garcia Gomez notent la ressemblance frappante, tant au niveau de la forme que du fond, entre ces compositions poétiques chantées, en vogue des deux côtés des Pyrénées, en insistant sur la large communicabilité entre les deux mondes.

Tout autant un courant philosophique et un idéal éthique, cet amour courtois, serait donc passé de l’Orient à l’Andalousie; puis de là, au pays d’Oc, influençant la Catalogne et les Italiens jusqu’à Dante…

Comment en sommes-nous arrivés aujourd’hui à cette grosse polémique et à appeler à un mouvement de boycott pour des mot doux imprimés sur un packaging de mini-génoises au chocolat?

Par Mouna Hachim
Le 19/02/2022 à 11h03